La Liberté

Une «muraille de sable» pour la Chine

Mer de Chine • Pour s’assurer le passage du détroit de Malacca et le succès de sa route maritime de la soie, la Chine construit des îles artificielles hors de ses eaux territoriales. Une stratégie qui irrite les Etats voisins.

De charmantes hôtesses de l'air pour vanter le premier vol civil sur l’îlot de Fiery Cross. Une photo glamour publiée le 10 janvier dans la presse chinoise. © CHINADAILY.COM.CN/DR
De charmantes hôtesses de l'air pour vanter le premier vol civil sur l’îlot de Fiery Cross. Une photo glamour publiée le 10 janvier dans la presse chinoise. © CHINADAILY.COM.CN/DR
Une «muraille de sable» pour la Chine © Valérie Régidor
Une «muraille de sable» pour la Chine © Valérie Régidor
Le récif de Fiery Cross dans l’archipel des Spratleys, en haut en 2006, alors qu’il était encore recouvert par la mer à marée haute, en bas en 2015, avec son port intérieur et sa piste d’atterrissage de 3 km de long, qui vient d’être étrenné au début janvier. © CSIS/Asia maritime transparency initiative/DR
Le récif de Fiery Cross dans l’archipel des Spratleys, en haut en 2006, alors qu’il était encore recouvert par la mer à marée haute, en bas en 2015, avec son port intérieur et sa piste d’atterrissage de 3 km de long, qui vient d’être étrenné au début janvier. © CSIS/Asia maritime transparency initiative/DR
«D'un point de vue géopolitique, la Chine est une île» © Hugues Eudeline
«D'un point de vue géopolitique, la Chine est une île» © Hugues Eudeline

Propos recueillis par Pascal Fleury

Publié le 29.01.2016

Temps de lecture estimé : 11 minutes

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Depuis quelques années, Pékin aménage toute une série d’îlots en mer de Chine, transformant de simples récifs en zones habitables, avec ports et aérodromes. Ce mois-ci, il inaugurait en grande pompe - avec le renfort de belles hôtesses de l’air - les deux premiers vols d’essai vers Fiery Cross, un îlot de l’archipel des Spratleys situé à 1000 km de la Chine, soit bien au-delà de ses eaux territoriales. Pourquoi pareil expansionnisme chinois, et y a-t-il des risques d’embrasement dans cette région névralgique du commerce mondial? Les explications de l’historien Hugues Eudeline, ancien officier de marine - il a commandé deux sous-marins -, consultant sur les questions de sécurité maritime et auteur de plusieurs études géostratégiques sur la mer de Chine*.

- La Chine médiatise ses avancées dans les archipels des Spratleys et des Paracels avec un sans-gêne incroyable. Pourquoi pareil show?

Hugues Eudeline: Les Chinois veulent montrer qu’ils sont chez eux en mer de Chine et que ces sites leur appartiennent sans conteste. Mais aussi, et surtout, expliquer au reste du monde que ce n’est pas du tout une avancée militaire, que l’aéroport de Fiery Cross, par exemple, est destiné aux civils. De jolies hôtesses de l’air sont là pour le démontrer. Mais on s’en doute, l’île sera occupée essentiellement par des militaires ou paramilitaires. Ce show médiatique surfe aussi sur la vague patriotique et les sentiments nationalistes. Pareille opération vise assurément à montrer la grandeur de la Chine.

- L’îlot de Fiery Cross se trouve à 1000 km des côtes chinoises. Comment les Chinois peuvent-ils justifier pareille implantation?

Les Chinois estiment que 70% de la mer de Chine leur appartient en propre. Ils écartent la convention de Montego Bay sur les droits de la mer, alors qu’ils l’ont pourtant ratifiée. Cette convention de l’ONU de 1982 régit les océans du monde, et les eaux territoriales en particulier. Normalement, ces eaux territoriales s’étendent sur 12 miles nautiques (environ 22 km) au large de chaque terre ou île. Jusqu’à 200 miles nautiques (370 km), se trouve une zone économique exclusive (ZEE) permettant l’exploitation maritime et du fond marin. En mer de Chine, Pékin ne respecte pas du tout ces règles, équipant des récifs - dont trois avec des aérodromes - pour asseoir ses revendications. A noter que la Chine n’est pas la seule à agir de la sorte. Taïwan et le Vietnam en ont aussi aménagé.

- Sur quelle base historique la Chine fait-elle reposer ses revendications maritimes?

A l’exception de courtes périodes comme celle des explorations menées par Zheng He au XVe siècle, et jusqu’à récemment, les Chinois se sont intéressés uniquement à leurs frontières terrestres. Cela leur a posé un certain nombre de problèmes au XIXe siècle, lorsqu’ils se sont heurtés à l’arrivée des Occidentaux et des Japonais. Ils ont perdu Taïwan et la plupart des îles longeant leurs côtes. Actuellement encore, cette première ligne d’îles ne leur appartient pas. Estimant avoir été amputés d’une partie de leur territoire, ils ont ressorti une vieille carte de 1947 qui s’appuie sur les travaux du géographe Zheng Ziyue, membre du parti nationaliste chinois de l’époque, le Kuomintang. Sur cette carte, l’océanologue avait dessiné une «ligne en neuf traits», englobant l’essentiel de la mer de Chine méridionale, dont les archipels des Spratleys et des Paracels.

- Quelle est aujourd’hui l’importance de la mer pour la Chine?

Il faut voir que d’un point de vue géopolitique, la Chine est une sorte d’île. Côté terre, elle est entourée d’Etats qui lui sont pour la plupart hostiles et avec qui elle a fait souvent la guerre. Son principal débouché pour commercer, c’est alors la mer. Un peu comme Israël. Or pour s’assurer une «route de la soie maritime», un projet qui lui est cher, la Chine doit sécuriser le passage du détroit de Malacca, ce long couloir de 900 km situé entre la péninsule de la Malaisie et l’île indonésienne de Sumatra. Une grande partie du pétrole et du gaz que la Chine importe passe par là, de même que des matières premières comme le fer, ou des produits alimentaires comme le soja. Dans l’autre sens, étant l’usine du monde, la Chine exporte de nombreux produits finis via ce détroit et l’océan Indien. C’est aussi un passage obligé pour l’économie de Taïwan, du Japon et de la Corée. Un trafic maritime estimé globalement à 5000 milliards de dollars par an.

- Quelles sont les menaces qui pèsent sur le détroit de Malacca?

En 2003, l’ancien président chinois Hu Jintao s’est rendu compte que si Malacca était bloqué, le commerce chinois s’effondrerait, mettant à mal le Parti communiste et la paix intérieure. Il a alors fait de la sécurité de ce passage une priorité. De fait, les menaces sont multiples: la piraterie y est plus forte que dans l’océan Indien, le terrorisme islamiste est très difficile à contrôler avec 17 000 îles indonésiennes et 7000 îles philippines, et le détroit pourrait être fermé par des puissances rivales. Pour contrôler ce passage, la Chine n’a trouvé qu’une solution: sécuriser ses accès. Les îles artificielles s’inscrivent dans cette stratégie. L’aéroport de Fiery Cross, en plein centre de la mer de Chine méridionale, peut servir de base pour les avions de soutien aux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de la force de dissuasion, dont la base est sur l’île de Hainan. D’autres aéroports sont en construction sur les récifs de Subi et Mischief.

- Ce n’est évidemment pas le discours officiel des Chinois...

Les Chinois prétendent vouloir aider les pêcheurs par gros temps en leur offrant une «base vie», avec station météo et possibilité d’évacuer des blessés. C’est vrai. Mais ce qu’ils ne disent pas, c’est que depuis 2014, ils imposent une autorisation pour pêcher dans la zone. Concrètement, les Philippins ne peuvent plus en profiter. Se sentant lésés, ils ont signé en 2014 un pacte de sécurité de dix ans avec les Etats-Unis. Cet accord s’inscrit dans la stratégie de Barack Obama, qui a décidé le redéploiement de 60% de ses forces navales dans la région Asie-Pacifique. Le 13 janvier dernier, les Philippines lui ont mis à disposition cinq aérodromes et deux bases navales.

- Quels sont les risques d’embrasement dans la mer de Chine?

Les Chinois n’ont aucun intérêt à la guerre. Ils veulent seulement redevenir la première puissance économique mondiale, comme en 1820, lorsque leur PIB avoisinait le tiers du PIB de la planète. Aujourd’hui, le taux de croissance de l’Empire du Milieu est à la baisse. Le pays a absolument besoin de développer son commerce international. Sa route maritime de la soie doit y contribuer. Elle nécessite un accès sans entraves par le détroit de Malacca, mais aussi des partenaires sûrs à l’autre bout de la route. Ce n’est pas pour rien que la Chine a pris pied le long de l’océan Indien et en Afrique de l’Est, et qu’elle a construit un grand port à Gwadar au Pakistan. La semaine dernière encore, le géant chinois Cosco a acheté la société du Port du Pirée, à Athènes.

* Lire par exemple «La nouvelle puissance maritime de la Chine et ses conséquences», «Stratégique», 2015/2.

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Montée en puissance

La marine chinoise est actuellement la 2e marine au monde en tonnage, alors qu’elle n’a véritablement commencé à se développer qu’en 1985, explique le spécialiste Hugues Eudeline. «Elle manque encore d’expérience et est victime de la corruption, mais elle tire profit de tous ses échecs - comme les défaites contre la France et le Japon à la fin du XIXe siècle - pour s’améliorer», souligne-t-il. Peu à peu, elle a pris conscience de l’importance de s’équiper de porte-avions, à l’instar des Etats-Unis. «Elle a commencé par racheter un ancien bâtiment soviétique, l’a complètement retapé et a appris à s’en servir, construisant même un pont d’envol à terre pour s’exercer. Désormais elle construit plusieurs autres porte-avions», ajoute l’ancien officier de marine. La Chine déploie aussi des sous-marins nucléaires dans l’océan Indien et a développé des missiles balistiques antiporte-avions. Elle a même copié des avions russes.

«Chez les Chinois, rien n’est improvisé, tout est méthodique. Mais ils ne sont pas pressés. Ils voient loin», commente encore Hugues Eudeline. «Stratégiquement, ils pratiquent la tactique du salami, se contentant de s’emparer de petits îlots en mer de Chine pour éviter une réponse brutale de l’adversaire. Ce qu’ils font est tout à fait logique si l’on considère qu’ils veulent la suprématie économique.» PFY

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Les Etats voisins se défendent

L’expansionnisme chinois suscite régulièrement des frictions en mer de Chine. Des accrochages sévères ont eu lieu déjà en 1974, lorsque la Chine s’est emparée d’îles de l’archipel des Paracels au détriment de l’ennemi millénaire vietnamien. D’autres combats se sont produits en 1979 et en 1988, cette fois dans les îles Spratleys, où 60 marins vietnamiens ont été tués.

Le dernier gros coup d’éclat avec le Vietnam remonte au mois de mai 2014. Les Chinois ont installé une plate-forme d’exploration pétrolière dans la zone économique exclusive (ZEE) vietnamienne, s’entourant d’une escorte impressionnante de 80 bateaux des gardes-côtes, de la milice maritime (formée de pêcheurs bien équipés), et d’un renfort de la marine. La réaction a été extrêmement violente, tant sur mer que sur terre. Des émeutes antichinoises ont éclaté à travers tout le Vietnam, faisant au moins 21 morts tandis que 250 usines chinoises étaient incendiées ou pillées. A la mi-juillet, les Chinois ont retiré la plate-forme, sous prétexte de l’arrivée d’un typhon.

Les Philippines tentent pour leur part la voie judiciaire. En janvier 2013, elles ont déposé plainte devant la Cour permanente d’arbitrage de La Haye. La Chine a été appelée à répliquer mais elle n’a pas daigné le faire, avançant être chez elle en mer de Chine. Elle a en outre estimé que La Haye n’était pas compétente pour arbitrer ce litige. La Cour n’a toujours pas rendu son verdict, mais Pékin annonce déjà le rejet de toute conclusion. Face à pareil blocage, les Philippines ont décidé de faire appel au soutien militaire des Etats-Unis.

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