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Des responsables hors d’atteinte

La justice enquête sur une fraude chez Credit Suisse, mais la banque enchaîne les recours

Un rapport commandé par la Finma cite une série de manquements de la part d’employés de Credit Suisse. © Keystone/photo prétexte
Un rapport commandé par la Finma cite une série de manquements de la part d’employés de Credit Suisse. © Keystone/photo prétexte

Yves Genier

Publié le 04.06.2021

Temps de lecture estimé : 5 minutes

Banque » Quelle chaîne de responsabilités internes a permis l’une des plus grandes fraudes commises chez Credit Suisse? La justice genevoise aimerait bien le savoir. Elle mène l’enquête sur le sujet depuis quatre ans. Mais une série de recours déposés par la banque a pour effet d’en retarder la conclusion.

En 2015, le Ministère public du canton de Genève ouvrait une enquête contre un gérant de fortune de Credit Suisse soupçonné d’avoir détourné à son profit près de 150 millions de francs. Ce gérant, P.L., a été condamné pour escroquerie, abus de confiance, gestion déloyale et faux dans les titres à cinq ans de prison en 2019 et est décédé l’an dernier, ce qui a mis fin à son volet de l’affaire (lire La Liberté des 30 avril et 17 mai derniers).

Sur la base de cette procédure, le procureur Yves Bertossa ouvrait en 2017 une nouvelle enquête contre la banque elle-même, en la dissociant de la procédure précédente. Son objectif est de déterminer la part de responsabilité de l’institution, et donc de certains de ses salariés.

Haut dans l’échelle

Un document, en particulier, peut lui livrer l’information: un rapport commandé par la Finma auprès de la société spécialisée Geissbühler Weber & Partners (GWP) à Zurich, que cette dernière a remis à l’autorité de surveillance en avril 2017. Les quelque 270 pages du document intitulé «Projekt Beta (DINO). Untersuchung bei der Credit Suisse AG im Auftrag der Eidgenössischen Finanzmarktaufsicht (FINMA)» («Projet Beta {DINO}. Enquête auprès de Credit Suisse SA sur mandat de la Finma»), dont La Liberté possède une copie, établissent clairement les responsabilités.

Une dizaine d’employés de la banque sont clairement nommés: cela va de certains collègues de travail de P.L. auprès de l’unité de gestion de fortune de la banque à Genève au moment des faits, à un dirigeant au niveau de la direction de la division de private banking – l’une des quatre principales unités d’affaires de la grande banque – à Zurich.

Sanctions de la Finma

Le rapport Geissbühler Weber & Partners cite une série de manquements de leur part. Ils ont fait preuve de trop peu de sens critique et n’ont pas suffisamment questionné P.L. sur ses agissements. Ils ont renoncé à infliger à P.L. les sanctions appropriées lorsqu’ils ont découvert ses actions délictueuses. Ils n’ont pas transmis les informations pertinentes aux responsables. Ils ne se sont pas assurés non plus que les niveaux hiérarchiques inférieurs s’assurent que les normes légales et réglementaires soient rigoureusement appliquées. Enfin, il constate que les responsables des différentes unités ne travaillaient pas en équipe, mais en concurrence les uns face aux autres, et ont donc retenu des informations qu’ils auraient dû partager.

«Le recours de la banque n’affecte pas la levée des scellés mais vise à préserver la confidentialité du rapport que Credit Suisse est en droit de maintenir à l’égard des tiers»
Credit Suisse

Ces reproches pris isolément constituent-ils des enfreintes à la loi ou à la réglementation? L’enquête judiciaire le dira peut-être. Pris dans leur ensemble, ils donnent l’image d’une banque qui n’a pas suffisamment pris au sérieux ses responsabilités en matière de détection et de lutte contre les fraudes internes. La Finma, s’appuyant sur le rapport, a contraint Credit Suisse, en septembre 2018, de réorganiser ses services et de les rendre plus efficaces, ce que la banque a reconnu et s’est engagée à faire.

Rapport sous scellés

Le rapport Geissbühler Weber & Partners n’est pas utilisable, en l’état, par les enquêteurs genevois. «Suite à un recours de Credit Suisse contre la décision de verser à la procédure le rapport rendu par la Finma, la procédure est pendante auprès de la Chambre pénale de recours», communique, de façon lapidaire, le Ministère public. Dans un premier temps, Credit Suisse a demandé la mise sous scellés du document, mesure finalement levée par le Tribunal fédéral en juin de l’an dernier. Cependant, Credit Suisse a fait un nouveau recours auprès de la Chambre pénale de recours de la Cour de justice genevoise contre le versement du rapport au dossier de l’instruction, exigeant qu’il soit au moins caviardé. «Le recours de la banque n’affecte pas la levée des scellés mais vise à préserver la confidentialité du rapport que Credit Suisse est en droit de maintenir à l’égard des tiers», se défend la banque. Le jugement n’est pas encore tombé.

La banque s’estime victime de cette affaire. «Credit Suisse reste concentré sur le recouvrement des actifs auprès des parties qui se sont enrichies grâce aux transferts frauduleux. Credit Suisse continuera à utiliser les actifs effectivement récupérés pour indemniser les clients concernés», poursuit-elle. Cette position est tenable aussi longtemps que la justice pénale, en l’occurrence celle du canton de Genève, ne dit pas le contraire. Et ce contraire pourrait se produire si un tribunal attribue des responsabilités directes à des employés de la banque. Encore faudra-t-il que le procureur Yves Bertossa puisse mener son enquête jusqu’au bout.

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