Elle ne nous a pas déclaré la guerre…
Louis Ruffieux
Temps de lecture estimé : 3 minutes
Opinion
Sans tambour ni clairon, le Conseil d’Etat fribourgeois a adopté un nouveau Règlement protocolaire entré en vigueur ce mois. Il définit les règles, les préséances et les usages dans les manifestations officielles. Il indique que le drapeau noir et blanc n’est hissé sur l’Hôtel cantonal, la Chancellerie et certains édifices importants qu’en deux circonstances: la Fête nationale et la Fête-Dieu (la République chrétienne n’a pas encore rendu toutes ses armes!). Pour les visites de chefs d’Etat ou d’ambassadeurs, le pavoisement se limite en principe à la Chancellerie. Les diplomates officiellement reçus par l’Exécutif se voient offrir un repas. Le règlement ne dit pas si les conseillers d’Etat sont autorisés ou non à y chanter. Fut une époque où c’était café-concert, avec risque d’incident diplomatique à la clef (de sol)…
Ainsi ce mardi 26 février 1985, dans un bon restaurant de Fribourg. Le Conseil d’Etat reçoit l’ambassadeur britannique et madame. A la fin du repas, la glace diplomatique brisée, le naturel chantant des Fribourgeois revient fortissimo. Apparemment, Son Excellence John Ernest Powell-Jones, rompu à l’exotisme, en redemande. Quittant le répertoire local pour le registre de la Marine française, un magistrat à la voix de bronze désinhibée par l’arrosage du repas lance alors le refrain ponctué du fameux «Et m… pour la reine d’Angleterre qui nous a déclaré la guerre»! Devant le légat de Sa Gracieuse Majesté, le directeur de Justice et Police vient de commettre l’impair qui fera rire tout le pays. En fait, on apprendra que la mèche a été allumée par un de ses collègues, assez rosse pour lui glisser à l’oreille le début de la chanson.
Comment diable l’histoire devint-elle publique? A l’époque, les journalistes se rendaient tous les mercredis à la Chancellerie pour recueillir la bonne parole gouvernementale. Le lendemain du couac, dans le couloir menant à la salle de presse, le correspondant de la RTS romande Pierre Berset entend, en provenance des locaux du chancelier d’Etat, deux mots chargés de colère: «C’est inadmissible!» Dans la bouche de l’élégant Georges Clerc, ces propos ne pouvaient que cacher une grave affaire. Pierre Berset, qui n’écoutait pas aux portes mais ne laissait rien passer de ce qui s’en échappait, commence donc une patiente enquête. Quelques jours plus tard, il raconte sur les ondes la fausse note des joyeuses libations gouvernementales. Faut-il préciser que le Conseil d’Etat n’apprécia pas?
Ambassadeur en fin de carrière, J. E. Powell-Jones en avait vu d’autres en Colombie, au Cambodge ravagé par la guerre civile ou au Congo fraîchement indépendant. Il reçut des excuses. A-t-il signalé à Londres sa rencontre à Fribourg avec une équipe de gouvernants choristes, dont l’un envoya paître Sa Majesté en des termes que la diplomatie réprouve? L’affaire fit un petit bruit médiatique en Angleterre, sans perturber la Couronne éternelle. D’ailleurs, Elisabeth II ne nous a pas déclaré la guerre. Et elle règne toujours, tandis que les conseillers d’Etat alors en fonction ont quitté la scène il y a une éternité…