La Liberté

Ces images qui bouleversent le monde

Histoire vivante - Icônes • Une photo peut valoir mille mots, comme celle de l’enfant syrien Aylan, retrouvé mort sur une plage de Turquie. Mais comment une image peut-elle avoir tant de poids? Les explications d’une historienne de l’art.

«Brûlés au napalm» © Nick Ut (1972)/Keystone
«Brûlés au napalm» © Nick Ut (1972)/Keystone
«Iwo Jima» © Joe Rosenthal (1945)/Keystone
«Iwo Jima» © Joe Rosenthal (1945)/Keystone
«La Madone» © Hocine Zaouar/AFP
«La Madone» © Hocine Zaouar/AFP
«Tank man» © Jeff Winder (1989)
«Tank man» © Jeff Winder (1989)
Ces images qui bouleversent le monde
Ces images qui bouleversent le monde

Propos recueillis par Pascal Fleury

Publié le 11.09.2015

Temps de lecture estimé : 11 minutes

L’image du petit Aylan, retrouvé noyé la semaine dernière sur une plage turque, a bouleversé la planète. Elle a soulevé des vagues d’indignation, mais a aussi éveillé les consciences face à un drame qui se prolonge depuis des mois aux portes de l’Europe, en Méditerranée. Plus forte que mille mots, jusqu’à l’insupportable, elle a incité plusieurs gouvernements à accueillir des milliers de migrants.

Mais comment une telle image, diffusée parmi des milliers d’autres dans notre monde hypermédiatisé, a-t-elle pu avoir soudain tant de poids? Les explications de l’historienne de l’art Nathalie Herschdorfer, conservatrice du Musée des beaux-arts au Locle et auteure de plusieurs ouvrages* spécialisés sur l’image, dont un «Dictionnaire de la photographie» (Ed. de la Martinière) à paraître à la fin de l’année.

- Comment une photo peut-elle faire basculer l’opinion publique?

Nathalie Herschdorfer: C’est une vieille histoire. Dès l’invention de la photographie, on a perçu à quel point les images pouvaient avoir de l’influence. Au milieu du XIXe siècle, alors que la photographie est à peine née, on l’utilise déjà comme moyen de persuasion ou de communication pour faire passer des idées. En 1855, par exemple, l’Angleterre envoie le photographe Roger Fenton en Crimée pour ramener des images de la guerre. La force de la photographie, c’est qu’elle montre une réalité à laquelle on peut croire et adhérer, puisqu’elle n’est plus produite par la main de l’homme, mais par une machine!

- La photographie se révèle vite être une arme puissante...

L’histoire du XXe siècle a montré combien l’image pouvait être une arme de guerre. On l’a exploitée pendant les deux guerres mondiales, avec le travail des photojournalistes. On se souvient des fameuses images du débarquement de Normandie de Robert Capa, où le photographe se trouve sur la plage au côté des soldats, littéralement pris dans le mouvement. Des images qui nous plongent au cœur de la guerre.

- Les images peuvent glorifier les héros de guerre mais aussi avoir un effet contraire, comme au Vietnam...

Au Vietnam, la multiplication d’images violentes a fini par retourner l’opinion publique contre le Gouvernement américain. Avec pour conséquence que l’armée s’est mise à strictement contrôler les photographes. Pendant la première guerre du Golfe, les Etats-Unis ont même verrouillé complètement le champ de bataille. Et lors de la seconde, les photographes embarqués n’ont eu qu’un accès très limité au terrain. Aujourd’hui, les images de guerre qui nous arrivent restent plus que jamais des armes de guerre. On l’a vu avec les images de décapitations produites et mises en scène par le groupement Etat islamique. Ces images sont construites spécifiquement pour nous toucher, en intégrant habilement les codes de l’image occidentale.

- Aujourd’hui, les images sont diffusées par millions sur internet. Ne perdent-elles pas leur force dans la masse, contrairement aux icônes des photojournalistes d’autrefois?

Malgré la quantité d’images que nous absorbons chaque jour sur différents supports - et que nous digérons tant bien que mal -, l’image reste en soi une puissante arme de persuasion et de communication. Et même si elle n’est pas réalisée par des professionnels, elle peut hanter les esprits. Comme ces scènes de torture à la prison d’Abou Ghraib à Bagdad, diffusées en 2004. Ces images amateurs, qui n’étaient pas destinées à être diffusées, ont circulé très rapidement sur internet et dans les médias sans que le gouvernement ne puisse les intercepter. Pareilles images, même de mauvaise qualité, restent dans la mémoire collective. Elles sont les symboles de crises graves de notre société et ont un impact très fort et durable. En 2005, ce sont également les photos amateurs d’usagers du métro, prises dans le chaos des attentats de Londres, qui ont eu l’impact médiatique le plus fort. Elles ont été reprises par tous les journaux. Le succès médiatique d’une image est impossible à orchestrer et encore moins à contrôler.

- La qualité n’importe plus, pourtant les images iconiques se distinguent souvent par leur esthétique...

Cette esthétique s’imprègne bien sûr de la culture des photographes et des professionnels qui opèrent la sélection des images dans les médias. Comme «La Madone» algérienne d’Hocine Zaourar, qui s’inscrit parfaitement dans notre iconographie judéo-chrétienne occidentale. Ou plus récemment, cette photo faite le 11 janvier sur la place de la République, à Paris, lors des manifestations «Je suis Charlie», et qui a fait la Une de la presse. Montrant des manifestants brandissant un drapeau tricolore, elle renvoit dans son thème comme dans sa composition aux tableaux de Delacroix, «La Liberté guidant le Peuple», et de Géricault, «Le Radeau de la Méduse».

Chaque jour, on voit passer des centaines d’images, qui disparaissent aussi vite. Mais une image qui nous touche peut rester. Une photo qui parle de la souffrance de l’homme, qui suscite des émotions, peut s’imprégner en nous. Ce sera assurément le cas de l’image du petit Aylan, une image d’enfant qui touche notre humanité. Elle n’a pas fini de nous hanter. I

* Lire en particulier «Jours d’après: quand les photographes reviennent sur les lieux du drame», Nathalie Herschdorfer, Editions Thames & Hudson, 2011.

*****

Comment naît une icône

S’il est une icône célèbre, c’est bien celle de Che Guevara. Près de 50 ans après son assassinat en 1967, le révolutionnaire marxiste figure toujours sur d’innombrables tee-shirts, posters et graffitis. Symbole de liberté et d’insoumission, il est même réapparu lors des révoltes arabes. L’emblématique portrait, réalisé en 1960 par le photographe cubain Alberto Korda, avait été choisi comme «image de transfiguration» par la junte bolivienne. La naissance de ce «Guerillero Heroico» est décrite dans le film «Che Guevera, la fabrique d’une icône». A voir dimanche sur RTS 2. PFY

*****

Six clichés qui font l'Histoire

La fileuse, Lewis Hine, 1908

Attirés par le rêve américain, des millions d’immigrants débarquent aux Etats-Unis entre 1903 et 1913. Pour survivre, toute la famille doit travailler. Deux millions d’enfants sont ainsi exploités dans des usines, mines et fermes. Le photographe Lewis Hine, qui collabore avec le National Child Labor Committee, sillonne alors le pays pour réunir des preuves contre les patrons indélicats. Se faisant passer pour un assureur ou un vendeur de Bibles, il prend 5000 clichés, dont cette photo de fileuse de Caroline. Le reporter multiplie ensuite les expositions, conférences et publications. En 1912, le gouvernement crée une commission d’enquête. La première loi limitant le travail des enfants est votée en 1918.

 

Iwo Jima, Joe Rosenthal, 1945

Lorsqu’il rejoint les marines qui ont pris d’assaut le mont Suribashi, sur l’île d’Iwo Jima dans le Pacifique, Joe Rosenthal arrive trop tard pour photographier la pose de la bannière américaine. Heureusement, une autre équipe débarque avec un plus grand drapeau pour la remplacer. Le photographe de l’agence AP recule de 10 m, cadre et... remporte le prix Pulitzer! Sa photo sera la plus reproduite des Etats-Unis, dans la presse et sur des millions de posters et timbres. Appelés à faire une tournée américaine, les trois porte-drapeau rescapés contribueront à la récolte d’obligations de guerre pour 220 millions de dollars. Le film «La mémoire de nos pères» de Clint Eastwood relate leur destin, entre gloire et alcool.

 

Brûlés au Napalm, Nick Ut, 1972

«Elle a foncé sur moi, j’ai déclenché, puis elle s’est évanouie dans mes bras.» Le 8 juin 1972, le photoreporter de l’agence AP Nick Ut se trouve sur la route N°1, au Sud-Vietnam, quand le village de la petite Kim Phuc est bombardé au napalm. La fillette est gravement brûlée dans le dos, ses habits tombent en lambeaux, mais elle réussit à fuir, survivante d’une guerre qui a fait 1,7 million de morts et 5 millions de mutilés. «Nick Ut m’a sauvé la vie!», dira plus tard Kim Phuc. Emigrée au Canada, elle deviendra ambassadrice de bonne volonté de l’Unesco, consacrant sa vie à la promotion de la paix. La photo de son calvaire (ici recadrée), contribuera à précipiter la fin de la guerre.

 

Tank Man, Jeff Widener, 1989

L’image a fait le tour du monde, pourtant l’homme de la place Tian’anmen, à Pékin, est resté un inconnu. Surnommé «Tank man», ce manifestant en chemise blanche a bloqué une colonne de chars de l’Armée populaire de Chine, le 5 juin 1989, sur l’avenue de la Longue Paix. La scène a eu lieu juste après la sanglante répression du Printemps de Pékin. Son geste de défi n’a duré que 5 minutes, mais a pu être photographié depuis les balcons de l’hôtel Beijing par quatre reporters, dont le photographe d’AP Jeff Widener. L’homme au tank n’a jamais été vraiment identifié, et son destin reste inconnu. Mais il a suffi d’un cliché médiatisé pour qu’il devienne l’icône de toute une révolte.

 

La Madone, Hocine Zaourar, 1997

La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, en ce matin du 23 septembre 1997: durant la nuit, un massacre a fait près de 200 morts à Bentalha, au sud d’Alger. Le photographe de l’agence AFP Hocine Zaourar se rend aussitôt à l’hôpital Zmirli, où ont été transportés les blessés. Lui qui n’aime pas photographier les cadavres se tourne vers une femme, écroulée de chagrin contre un mur. La «Madone de Bentalha» ou «Pietà de Bentalha» fait aussitôt la Une de 750 quotidiens, et remporte sept prix dont le World Press. Mais l’icône, qui symbolise l’horreur sans la montrer, dans une composition qui renvoie clairement à la «mater dolorosa» chrétienne, déclenche aussi les passions. L’Algérienne photographiée portera même plainte pour diffamation.

 

Abou Ghraib, Anonyme, 2004

Professionnalisme et esthétisme ne sont pas indispensables pour qu’une image bouleverse l’opinion publique au point de susciter une levée de boucliers contre le gouvernement et de l’amener à réagir. Les photos montrant des prisonniers irakiens se faisant torturer par des soldats américains ou des agents de la CIA dans la prison d’Abou Ghraib, en 2004 en Irak, font désormais partie de ces images amateurs marquantes. Révélant crûment de graves violations des droits de l’homme, elles ont obligé l’armée à enquêter et à revoir ses pratiques. L’administration parlait à l’époque d’actes isolés. Au final, onze militaires ont été condamnés à des peines d’emprisonnement. La soldate Lynndie England, symbole du scandale, a écopé de trois ans de prison. 

Articles les plus lus
Dans la même rubrique
La Liberté - Bd de Pérolles 42 / 1700 Fribourg
Tél: +41 26 426 44 11