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Biopiraterie • Les géants industriels privatisent les ressources naturelles sans en faire profiter les populations locales. Si le Protocole de Nagoya arrive après la bataille, il permet la reconnaissance du droit des minorités.

Thierry Jacolet

Publié le 13.03.2015

Temps de lecture estimé : 10 minutes

Le partage du monde a longtemps été une injustice: d’un côté, le Sud détenteur de la plupart des ressources naturelles et au-dessus, le Nord qui les convoitait. Pour profiter des bijoux de Dame Nature, l’industrie pharmaceutique, agroalimentaire et cosmétique s’est lancée dans la biopiraterie. La biopiraterie? L’appropriation illégitime de richesses naturelles (matériel d’origine animale, végétal ou encore microbien) et des savoirs traditionnels associés à leur utilisation. Le tout sans demander l’avis du propriétaire de la ressource ni partager les bénéfices tirés de leur exploitation. Autrement dit, le pillage et la marchandisation du vivant.

«Aujourd’hui, la biodiversité est menacée car on a épuisé ses ressources à des fins marchandes», claque Clara Delpas, auteur de «Chroniques de la biopiraterie. Du pillage au partage?», publié en 2012 aux Editions Omniscience. Les végétaux et les animaux paient un tribut à ces pratiques. La diversité des espèces en prend aussi un coup.

Moins de variétés de blé

«Il est une biopiraterie plus pernicieuse, celle qui permet aux multinationales semencières de s’approprier la source même du vivant», poursuit l’auteur scientifique. Elles se sont mises à ne commercialiser que des blés hybrides, par exemple, obtenus par sélection génétique et dûment protégés par des brevets. Ce qui a conduit en un siècle à diviser quasiment par deux le nombre de variétés de blé disponibles: de plus de 500 en 1933, il a fondu à 300 aujourd’hui, dont 10 seulement représentent plus de 90% des surfaces cultivées.

«Les agriculteurs sont piégés par l’industrie semencière depuis longtemps, car ils n’ont le droit de semer que le grain qu’ils achètent, et non les grains de leur récolte ni des variétés anciennes», développe Clara Delpas. Trois multinationales se partagent d’ailleurs plus de la moitié du marché mondial des semences. Et que dire des 70% des tomates vendues dans notre pays qui proviennent de semences en main de géants comme le suisse Syngenta et DuPont? «Les variétés disparaissent et celles sur le marché ont toutes la même forme, le même goût», enfonce Catherine Morand, de l’ONG Swissaid. Tomates, rooibos, quinoa, poivrons, etc.: le panier biopirate est bien garni en Suisse.

Le monde à l’envers

Les géants qui puisent dans les foyers de biodiversité font des bénéfices sur le dos des populations locales dépossédées de leurs ressources. «C’est dramatique car elles ont utilisé et amélioré ces variétés végétales ou animales durant des siècles et un jour, ces entreprises privées s’en emparent», déplore Catherine Morand. «Et dès qu’elles sont brevetées, les détenteurs historiques doivent payer pour pouvoir les utiliser. C’est le monde à l’envers.»

Les populations indigènes en font les frais. Ce fut le cas avec une variété de haricots jaunes. En 1999, un Américain a déposé un brevet pour ce légume cultivé depuis des siècles par les paysans mexicains. Le brevet en poche, il a attaqué les importateurs mexicains de cet «haricot tragique». Pour en produire, ceux-ci devaient alors payer des redevances sur chaque kilo exporté. Bilan: près de 20 000 paysans mexicains ont perdu jusqu’à 90% des revenus à l’exportation. Le brevet a fini par être annulé en 2009.

Pareil avec le riz basmati. Un laboratoire voulait breveter toutes les séquences du génome du riz basmati pour que les producteurs indiens ne puissent plus les exporter vers les Etats-Unis. Un brevet a été déposé sur le riz Texmati. La boîte domiciliée au Texas a été déboutée.

Après la bataille

Les cris des victimes de ces pratiques dans les haut-parleurs tendus par les ONG ont fini par être entendus à l’échelle internationale. Depuis la Convention sur la diversité biologique (CDB) de 1992, la lutte contre la biopiraterie s’est intensifiée, même musclée grâce au protocole d’application adopté à Nagoya en 2010 et en vigueur depuis octobre dernier seulement. Il vise à encadrer le partage juste et équitable des avantages tirés de l’utilisation des ressources génétiques. Louable intention, même si le protocole arrive sans doute après la bataille.

Car le pillage des ressources a perdu en intensité, à entendre Catherine Aubertin, spécialiste des conventions de l’environnement à l’Institut de recherche pour le développement, à Marseille: «Les pratiques industrielles des entreprises pharmaceutiques ne sont plus dépendantes des substances naturelles issues des forêts tropicales. Elles ont déjà tout en magasin, s’orientent vers la chimie ou prospectent de nouveaux milieux (micro-organismes, grands fonds marins).»

Le temps que le Protocole de Nagoya entre en vigueur - 22 ans après la CDB -, les entreprises ont profité du vide juridique pour se dépêcher d’aller piller ressources et savoirs dans les pays qui n’avaient pas mis en place de structures juridiques pour se protéger. Depuis Christophe Colomb au moins, les scientifiques recueillent dans le monde entier savoirs, plantes, graines, animaux. Ces collections constituées bien avant Nagoya peuvent être toujours librement exploitées…

Gardiennes de la biodiversité

Alors, qu’attendre du Protocole de Nagoya? Il sert surtout à la reconnaissance des minorités. Ces communautés autochtones et locales ont ainsi gagné le statut de gardiennes de la biodiversité. «Nagoya est une façon de leur donner des droits, une identité et une dignité», insiste Catherine Aubertin. Qui ajoute: «Ce protocole a été instrumentalisé. Les ONG ont fait monter la mayonnaise et ont fait croire aux communautés locales qu’elles étaient assises sur un tas d’or.»

Le Protocole de Nagoya n’est pas une coquille vide pour autant. Les ressources génétiques et les connaissances traditionnelles associées sont aujourd’hui protégées par un instrument juridique. Tout dépendra de l’application faite par les pays, puisque la protection et l’exploitation de la nature sont désormais du ressort de la souveraineté nationale. «Les ONG ne doivent pas être les seules à donner l’alerte, les gouvernements aussi doivent empêcher la mainmise de multinationales sur les biens communs de l’humanité», insiste Catherine Morand.

La Suisse montre la voie

Parmi les 59 Etats à avoir ratifié le protocole, la Suisse montre la voie. Elle règle pour les entreprises et les institutions de recherche l’accès et l’utilisation génétique des ressources naturelles qui proviennent de tout pays partie au protocole», éclaire Anne-Gabrielle Wüst Saucy, chef de section de la biotechnologie à l’Office fédéral de l’environnement (OFEV).

En théorie, sur sol helvétique, il sera impossible pour une multinationale de ne pas y obéir, même si elle est américaine ou canadienne. Berne finalise l’ordonnance pour fixer l’application. Celle-ci devrait prochainement entrer en consultation publique.

> Une fiche pédagogique sur le sujet est à disposition sur www.alliancesud.ch

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Un pillage depuis l’époque de Colomb

Buffet à volonté! Les scientifiques se servent chez les populations locales au moins depuis que les explorateurs dessinent la carte du monde. Dans leur sillage, les missionnaires, les commerçants et les scientifiques. «On exploitait alors les ressources minérales, de la flore, de la faune à des fins d’agrément ou pour leurs pouvoirs thérapeutiques», rappelle l’auteur Clara Delpas. «C’est devenu un pillage quand on a commencé à les vendre comme exclusivité.» Au XVIIe siècle, les jésuites ont ainsi ramené d’Amérique du Sud la quinine pour soigner les fièvres et la malaria. Autre cas emblématique, la stévia. Cette plante était utilisée par les Guaranis du Brésil et du Paraguay pour sucrer les breuvages médicinaux. Redécouverte au XlXe s., elle a fini en bouteille (Coca-Cola) et en chocolat dans l’assortiment Villars. TJ

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Les limites du brevetage des ressources naturelles

Le brevetage dans le domaine du vivant est le dernier stade de cette appropriation des ressources. Après la bioprospection - la découverte des usages d’une plante dans une communauté - menée par l’industrie, le laboratoire extrait le «principe actif» de la plante ou de la graine, autrement dit la molécule possédant des vertus thérapeutiques ou cosmétiques. Pour faire reconnaître et protéger ce qui est censé être une innovation, l’entreprise demande un droit de propriété intellectuelle, un brevet. Une entreprise devient ainsi pour 20 ans propriétaire d’un médicament créé. Il ne lui reste plus qu’à le commercialiser.

Mais ce brevetage montre ses limites. «Il y a une zone grise dans le domaine du vivant: est-ce une invention ou une découverte que l’on s’est contenté d’observer à l’état de nature?», estime Laurent Muhlstein, avocat au barreau de Genève, spécialisé dans le droit de la propriété intellectuelle. «Pour demander un brevet, il faut trois éléments: une nouveauté, une activité inventive et une activité industrielle. Si l’invention existait déjà auparavant parmi une communauté par exemple, la condition de nouveauté n’est plus remplie. Juridiquement, il y a moyen d’attaquer.»

Encore faut-il que les populations lésées le sachent et surtout qu’elles aient les moyens financiers de se défendre face à ces géants. Après un long et coûteux combat juridique, le brevet est parfois annulé. Comme ce fut le cas avec le neem ou margousier d’Inde, 64 brevets au compteur… Il était utilisé comme insecticide agricole, crème de visage et huile de chauffage. Ces annulations de brevets révèlent un problème au niveau du traitement de la demande.

De nombreuses ONG européennes dénoncent aussi la prolifération de brevets sur des plantes et des animaux. Dans leur collimateur: l’Office européen des brevets (OEB). «L’OEB a accordé à Syngenta un brevet sur un poivron qui lui permet de s’approprier une résistance aux insectes copiée sur un poivron sauvage en Jamaïque», décoche Catherine Morand, porte-parole de l’ONG Swissaid. «Il s’agit là d’une imposture, pas d’une invention.» Plusieurs ONG dont Swissaid et la Déclaration de Berne ont fait recours il y a une année contre le brevetage de cette variété de poivron. Un recours encore pendant.

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