La Liberté

La grande oubliée du Nobel de physique

Histoire vivante • Les femmes ont joué un grand rôle dans le nucléaire. Tout le monde connaît Marie Curie, découvreuse du radium et du polonium. Mais qui connaît encore Lise Meitner, inventeuse de la fission nucléaire? Retour sur une injustice.

Juive, Autrichienne, scientifique, Lise Meitner est une figure majeure, mais méconnue, de la recherche scientifique. Honneur posthume, elle a donné son nom à un cratère sur la Lune et à un astéroïde… © DR
Juive, Autrichienne, scientifique, Lise Meitner est une figure majeure, mais méconnue, de la recherche scientifique. Honneur posthume, elle a donné son nom à un cratère sur la Lune et à un astéroïde… © DR

Agnès Giard

Publié le 22.08.2014

Temps de lecture estimé : 10 minutes

«Dans le monde entier, on enseigne aux enfants la légende dorée de Marie Curie, cette Sainte Vierge de la science présentée comme un modèle (inaccessible) aux filles que l’école a le devoir d’émanciper.» Faut-il s’en féliciter ou pas? Marie Curie s’est détruit la santé afin que nous puissions bénéficier des éclairages publics et de la chimiothérapie. Mais on devrait aussi «remercier» une autre femme: Lise Meitner. Dans un récent livre intitulé «Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir princesses», Catherine Dufour raconte la vie de cette physicienne qui n’eut jamais le Nobel, bien qu’elle eût été nommée trois fois pour ce prix. Pourquoi le lui a-t-on refusé?

Carrière interdite

Née à Vienne en 1878, Lise Meitner a la chance d’être élevée par un couple aux idées libérales. Alors que la plupart des filles de son époque arrêtent leur scolarité à 14 ans, Lise continue. Elle est reçue à l’université en 1901, elle a 22 ans. Elle y décroche un doctorat de physique, sous la direction d’un professeur qui s’intéresse à un phénomène nouveau: la radioactivité.

A l’époque, la carrière universitaire est interdite aux femmes. Elle continue la recherche malgré tout. En 1907, à Berlin, elle suit les cours de Planck, un homme globalement opposé à l’éducation des femmes mais qui fait une exception pour elle. C’est là qu’elle rencontre un jeune chimiste, Otto Hahn, avec qui elle noue une amitié si profonde qu’ils collaborent pendant 30 ans…

Hahn propose à Meitner de travailler avec lui à l’institut de Fischer, autre vieux grognon qui lui non plus ne veut pas de femmes et fait lui aussi une exception pour Meitner. Elle a le droit de continuer ses recherches si elle reste cachée à la cave. Hahn et Meitner découvrent ensemble plusieurs isotopes.

Voilà la Première Guerre mondiale: Meitner s’engage comme infirmière. Radiologiste, bien sûr. En 1917, elle est enfin nommée à la tête d’un département de physique. Elle mène ses propres recherches et découvre, entre autres, l’effet Auger, ainsi nommé en l’honneur de Pierre Auger, un scientifique français. En 26, elle est nommée professeur à l’Université de Berlin. En 34, elle implique Hahn et un autre chimiste dans le projet uranium. Nous sommes au début des années 30. Comme juive, Meitner doit être expulsée. Cependant les scientifiques les plus éminents, dont elle fait partie, sont un temps épargnés. En 38, alors qu’elle est en train de superviser la construction d’un accélérateur de particules, elle s’enfuit. Elle passe en Suède.

Plus lourd que l’uranium

Hahn vient la voir, de façon clandestine, pour continuer leurs recherches. Leur but? Il est simple: créer un élément encore plus lourd que l’uranium, qui est l’élément le plus lourd qu’on puisse trouver dans la nature. Comment? En le bombardant de particules lourdes. C’est une recherche à la mode: Fermi en Italie et Irène Joliot-Curie en France sont aussi dans la course. En réalité, il est quasi impossible techniquement d’alourdir l’uranium. Quand on bombarde de l’uranium, on n’obtient pas un élément plus lourd mais l’inverse: l’uranium se fissure. Ça s’appelle la fission nucléaire.

Hahn rentre à Berlin et pratique une série d’expériences mises au point avec Meitner pour réaliser la fission. Et ça marche! En 39, il publie ses résultats dans un important journal scientifique allemand sans nommer Meitner: elle est juive. Un mois plus tard, Meitner révèle toute l’explication théorique du phénomène dans la revue anglo-saxonne «Nature»: oui, l’uranium peut se scinder en deux, en expulsant une grande quantité d’énergie.

La gaffe du siècle?

Meitner a-t-elle fait là la gaffe du siècle? L’information tombe à pic dans l’oreille des états-majors de toutes les armées qui sont en train de mobiliser. Einstein prévient Roosevelt: si les Alliés ne mettent pas l’arme nucléaire au point, les autres le feront. Roosevelt lance le projet Manhattan pour fabriquer la bombe atomique. Dans ce projet, il y a Fermi, il y a Oppenheimer, il n’y a pas Meitner. Elle est sollicitée, elle dit non pour des raisons éthiques: elle refuse de participer à la mise au point de la bombe.

En 44, Hahn reçoit le Prix Nobel pour les travaux menés avec Meitner. Meitner ne le reçoit pas. Hahn ne la mentionne même pas. Il ne la mentionnera jamais, et Meitner ne lui en voudra jamais. Elle se couvre peu à peu de prix et de médailles, elle est même nommée deux autres fois au Nobel mais elle ne l’obtient pas davantage. Elle meurt en 68, pour ses 90 ans. Son neveu inscrit sur sa tombe: «Lise Meitner, une physicienne qui n’a jamais perdu son humanité.»

© Libération

> Catherine Dufour: «Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir princesses», Ed. Fayard, 2014.

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Le long combat pour mettre la science au féminin

Cheveux courts, yeux bleus, un air vaguement androgyne: Maryam Mirzakhani est une Américaine d’origine iranienne. Elle est surtout la première femme à avoir reçu, le 12 août dernier, la prestigieuse médaille Fields, considérée comme l’équivalent du Prix Nobel pour les mathématiques. A 37 ans, la jeune femme vient ainsi de forcer l’un des derniers bastions masculins en matière de reconnaissances internationales prestigieuses.

C’est que la science - en particulier le domaine des «sciences «dures» (maths, physique, chimie, etc.) - a longtemps fait figure de terre brûlée pour les femmes. Et ce n’est pourtant pas par manque d’intérêt. Les premières traces de femmes s’adonnant à des activités scientifiques remontent en effet à… 6000 ans en arrière! Dans l’Egypte ancienne, puis en Grèce antique, des femmes vont exercer une influence notable dans le domaine des mathématiques. Ainsi, Aglaonice de Thessalie (IIe s. av. J.-C.) est considérée comme la première femme astronome ayant étudié le mouvement des astres. Mais après celle-ci, c’est un peu le trou noir: il faut attendre le XVIIe s., puis l’ère des Lumières, pour revoir le mot science accolé à celui de femme.

Rien ne leur sera donné. Si Descartes leur reconnaît des capacités intellectuelles égales à celles des hommes, la muraille des préjugés sexistes est encore en pleine érection. Penseur «éclairé», Rousseau enfonce alors le clou. Pour lui, seule la botanique est accessible à l’esprit féminin: «La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des principes, des axiomes dans les sciences, tout ce qui tend à généraliser les idées n’est point du ressort des femmes, leurs études doivent se rapporter toutes à la pratique», écrit-il dans «Emile ou De l’éducation».

N’en déplaise à Jean-Jacques Rousseau, les femmes prennent d’assaut la citadelle. En 1773, l’Italienne Laura Bassi est la première femme à enseigner la physique à l’université (Bologne); en France, en 1756, Mme du Châtelet traduit les «Principia Mathematica» de Sir Isaac Newton; en Angleterre, Caroline Herschel devient en 1787 la première astronome professionnelle.

Mais rien n’est jamais acquis et les lendemains de la Révolution française, en Occident, remettent la femme à «sa place». Il faut attendre la seconde partie du XIXe s. pour la voir briller dans la galaxie scientifique. La Russe Sofia Kovalevskaïa sera la première femme à obtenir le titre de docteur ès mathématiques (1874), tandis que l’Américaine Maria Mitchell est la première femme à recevoir le même titre en astronomie (1884).

L’émergence féminine sur le terrain des sciences fondamentale subit un puissant coup d’accélérateur avec l’arrivée en France d’une chercheuse polonaise, qui devient célébrissime sous le nom de Marie Curie. Avec son mari Pierre, elle effectue une percée radicale dans le domaine de la radioactivité (découverte du radium et du polonium). Elle est toujours la seule femme à avoir été doublement nobélisée, en physique (1903) et chimie (1911). Aujourd’hui encore, seules deux femmes ont décroché le Prix Nobel de physique, quatre celui de chimie (la dernière en 2009).

Cette sous-représentation des femmes sur l’Olympe de la science a des causes sociales et culturelles connues. En Occident, les filles ont été scolarisées en moyenne un siècle après les garçons. Elles furent longtemps cantonnées aux formations pratiques et exclues de la pensée expérimentale. Dans un livre consacré à l’«Histoire des femmes scientifiques» (Ed. Plon, 2006), l’ingénieur en physique Eric Sartori insiste sur le peu de femmes appartenant au monde des grands scientifiques. En fait, celles-ci ont été délibérément écartées des sciences… mais pas partout. Certaines ont pu s’engouffrer dans la brèche, en usant par exemple d’un pseudonyme masculin. Ainsi de la Française Sophie Germain, connue sous le nom de M. Leblanc, qui obtient en 1816 un prix de l’Académie des sciences pour ses recherches en théorie mathématique. D’autres furent contraintes à rester dans l’ombre d’un homme (voir ci-dessus) pour poursuivre leurs recherches.

Reste qu’à de rares exceptions (Marie Curie, Lise Meitner, Ritta Levi-Montalcini, Rosalind Franklin), rares sont les chercheuses identifiées à des percées fondamentales. Oubliées souvent par le Prix Nobel, ces femmes ont dû parfois partager les honneurs avec une équipe ou un mentor. Cas caricatural de cette injustice, récent qui plus est, celui de Françoise Barré-Sinoussi. En 1983, elle participe avec Jean-Claude Chermann à la découverte du VIH, à l’origine du sida. Vingt-cinq ans plus tard, elle sera le corécipiendaire avec le professeur Luc Montagnier du Nobel de médecine. Reste que Luc Montagnier est seul à être véritablement considéré comme «l’homme qui a découvert» le fameux virus. Pascal Baeriswyl

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LA SEMAINE PROCHAINE

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Diplomate suisse et «Juste parmi les nations», Carl Lutz a fourni les papiers qui permirent à 62'000 juifs d’échapper aux nazis: la plus vaste opération de sauvetage de la Seconde Guerre mondiale. Carl Lutz travailla sans relâche pendant des mois pour aider des innocents à échapper à leur mort programmée, notamment en instaurant un système de bâtiments protégés par l’extraterritorialité suisse.

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