La Liberté

«La Suisse nous voyait comme le diable»

Réfugiés chiliens • Un seul contingent de 200 personnes a été accueilli en 1973 par la Suisse dans la foulée du coup d’Etat de Pinochet. Mais les autorités se méfiaient de ces réfugiés jugés trop à gauche. Témoignages à lire dans le cadre de notre rubrique «Histoire vivante» en partenariat avec la RTS.

Pierre rottet

Publié le 18.05.2014

Temps de lecture estimé : 10 minutes

Le 11 septembre 1973, l’armée chilienne du général Augusto Pinochet renversait le gouvernement socialiste de Salvador Allende. Ce coup d’Etat allait entraîner les assassinats de plus de 3200 personnes, mais aussi la torture et les pires sévices de 4000 citoyens et citoyennes entre 1973 et 1990. Au soir de l’événement, à l’ambassade de Suisse, à Santiago, on sablait le champagne pour fêter la chute du régime gauchiste pourtant démocratiquement élu.

Dans les années 1970, nombre de citoyens de pays sud-américains ont subi une répression sanglante des dictatures de droite. Beaucoup y ont laissé leur peau. Les juntes menaient la guerre aux «idéaux» révélés à des millions de jeunes par Che Guevara et consorts, histoire de faire barrage à tout prix au socialisme.

Les Andes ou les ambassades

Le poète chilien Victor Jara avait trouvé dans le régime d’Allende de quoi nourrir sa soif de liberté. Lui et tant d’autres ont été tués en septembre 1973, dans la foulée du coup d’Etat. Dans le stade-prison de Santiago où il fut torturé, on retrouva le poète guitariste avec les doigts écrasés à coups de crosses de fusil et de bottes. Puis criblé de 44 balles. C’est à pareil sort que des dizaines de milliers de Chiliens ont échappé en prenant la route de l’exil. German Salinas est l’un d’eux. Il tient aujourd’hui à Bienne son agence de voyage spécialisée dans l’Amérique du Sud. Agé de 65 ans, il faisait partie du seul contingent de 200 réfugiés autorisé en 1973 par le Conseil fédéral.

«L’unique moyen que nous avions de sortir du Chili était l’improbable franchissement des Andes ou par le biais des ambassades», rappelle German Salinas. En ce mois de décembre 1973, ce Chilien, qui militait dans des associations d’étudiants, se trouve à l’ambassade du Venezuela, en compagnie de sept ou huit autres camarades. «Un jour, un employé de la mission diplomatique vénézuélienne nous a invités à le suivre, affirmant que des fonctionnaires du Gouvernement suisse désiraient rencontrer des «candidats» à l’asile politique dans son pays», se souvient-il. Surprise totale!

«Personne d’entre nous ne s’est proposé», poursuit-il. «Ce que nous voulions, c’était rester en Amérique latine, aller au Venezuela ou à Cuba. Nous étions persuadés que le «golpe militar» (coup d’Etat militaire, n.d.l.r.) mettrait peu de mois avant de mourir. C’est alors que j’ai levé le doigt, que je me suis proposé, presque à mon corps défendant, un peu par solidarité, pour répondre à ces messieurs afin qu’ils puissent remplir leur avion.» Ces fonctionnaires helvétiques faisaient le tour des ambassades, dans le but de sélectionner les candidats. «On nous a ensuite longuement parlé de ce que nous allions trouver en Suisse. A ces fonctionnaires, il leur fallait du «sur-mesure», des citoyens sans grande histoire politique. Malheur à ceux qui étaient trop engagés!»

German Salinas débarque à Kloten en décembre 1973, avant d’être dirigé vers Troggen (Appenzell). «L’intention était claire: disséminer ces 200 personnes, les tenir à l’écart des grandes villes, des tentatives de regroupement politique. Il est vrai que nous étions vus comme le diable. Comme les fils putatifs du communisme.» Après quelques expériences professionnelles à Zurich, German Salinas s’établit en 1980 à Bienne.

Déshabillé devant ses élèves

D’autres exilés ont choisi une autre voie pour se réfugier en Suisse, celle de la clandestinité. C’est le cas de César Cabrera. A 64 ans, ce Tessinois d’adoption qui coule aujourd’hui des jours paisibles à Rancate, a franchi la frontière suisse en mars 1980, grâce aux filières mises sur pied par des associations humanitaires, des organisations d’Eglise et des religieux comme le pasteur Rivoir ou l’abbé Koch.

Il faut dire que le Conseil fédéral refusait, à de rares exceptions, d’ouvrir ses frontières. Le Gouvernement suisse, qui avait accueilli 14000 réfugiés hongrois entre 1956 et 1957, et 1000 Tchèques dans les années 1968-69, se méfiait des réfugiés politiques chiliens, jugés trop à gauche. Ils représentaient à ses yeux un danger potentiel. La politique officielle de Berne donnera naissance à un vaste mouvement de désobéissance civile: c’était le début de l’Action places gratuites, qui permettra de sauver un grand nombre de personnes menacées, dont César Cabrera.

Cet enseignant dans le primaire se souvient du jour où des soldats de Pinochet sont venus l’arrêter: «Ils m’ont obligé à me déshabiller devant les élèves!» Sympathisant actif du président Allende, il sera enfermé et transféré au stade de Concepción, puis sur l’île de Quiriquina, «haut lieu» de la répression de la dictature.

Odieuses tortures

Il passera deux ans et demi en prison, où il sera victime d’odieuses tortures à de multiples reprises, y compris des simulacres d’exécution. «Oui, il m’arrive encore de me réveiller la nuit en criant.» Une heureuse circonstance lui permettra de prendre la fuite et de trouver refuge à l’ambassade d’Italie, à Santiago, avant un décret d’expulsion qui le conduira en Roumanie tout d’abord, en mars 1976. Il entrera en Suisse avec quelques photos dans ses bagages. Dont une précieuse: il y pose en compagnie de Salvador Allende…

> Une fiche pédagogique sur le sujet est à disposition sur www.alliancesud.ch

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Pareil en Argentine

En Argentine aussi, la répression était féroce. Pour des raisons identiques à celles du Chili voisin, de nombreux Argentins trouvèrent refuge en Suisse. Sergio Ferrari, journaliste indépendant et responsable du service de la communication à E-CHANGER, une organisation suisse de coopération dont le siège est à Fribourg, est l’un d’entre eux. Avec son frère, il est arrêté et incarcéré à la prison de Coronda, dans la province de Santa Fe, quelques jours avant le coup d’Etat, en mars 1976. Trente-trois mois de prison, de sévices, de tortures psychologiques, de mises en scène de fusillades collectives. «Un régime terrible. J’étais isolé, 23 heures sur 24 dans une cellule.» Son «crime»? Etre syndicaliste et dirigeant universitaire à Rosario. Nombre de ses compagnons d’infortune sont sortis de la prison et il ne les a plus jamais revus en vie. Sous la pression du Conseil mondial des Eglises à Genève et d’Amnesty International, la Suisse lui a accordé le droit d’asile qui lui a permis de sortir des geôles argentines. Il pose le pied à Kloten le 28 décembre 1978, où il retrouvera son frère à Fribourg, libéré quelques mois auparavant. Apro

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La Suisse a accueilli froidement les Chiliens

Sous la pression du vaste mouvement de solidarité en Suisse et des désobéissances civiles qui mettent à mal les autorités, le Conseil fédéral va revoir sa copie, et accepter, au cours des années suivantes, d’accorder l’asile à près de 1600 réfugiés chiliens. Ariel Sanzana était l’un d’entre eux. Arrivé à Genève en 1976, psychothérapeute, il préside aujourd’hui l’association Mémoire et justice Suisse/Chili.

Il porte un regard lucide sur la position de Berne dans un contexte de guerre froide à l’époque. «Il semble que les autorités suisses avaient une connaissance très biaisée et peu réaliste du type de personnes qui demandaient l’asile. Nous pensons, avec le recul et les informations actuellement disponibles, que les diplomates suisses au Chili ont lu la réalité chilienne avec des présupposés idéologiques trop marqués et peu objectifs.»

Les réfugiés chiliens furent accueillis correctement mais froidement par les instances gouvernementales ou administratives. Une impression partagée par tous les témoins rencontrés par «La Liberté» dont Ariel Sanzana. A cette époque-là, le statut de demandeur d’asile ouvrait le droit au travail. La plupart des réfugiés, plutôt jeunes, furent rapidement mis à la tâche, pour des travaux manuels, sans même savoir le français ou l’allemand. Selon Ariel Sanzana, les demandes des réfugiés, qui souhaitaient suivre des études supérieures, ne furent pas encouragées, alors que la plupart d’entre eux étaient des universitaires.

Hayin-Ray Antileo, 52 ans, d’origine mapuche, confirme. Elle représente aujourd’hui la Fondation Danielle Mitterrand sur la question des peuples indigènes à l’ONU. En compagnie de sa mère et de son frère, elle a fui le Chili pour la Suisse avec un visa de touristes après de multiples persécutions. Elle avait alors 15 ans, son frère 13. «Lorsque j’ai été acceptée au collège, après plusieurs refus, le bureau des réfugiés m’a avertie: on me donnait un an pour me mettre à niveau. Si je ratais les examens, m’avait-on dit, j’allais me retrouver sanspapier de fin d’école obligatoire.»

Les consignes de Berne étaient strictes: «Visiblement, la Suisse tenait à empêcher les regroupements», souligne Ariel Sanzana. «Pourtant, un lent mouvement de déplacements eut lieu, vers les principales villes, notamment de Suisse romande, pour des raisons de langue.» De 1973 à 1990, la Suisse a reçu 5828 demandes d’asile chiliennes. L’Office fédéral des migrations ne donne pas le nombre exact de réfugiés reconnus durant cette période. Détail piquant, les réfugiés qui fuyaient la répression de la droite fascisante au Chili ont été la cible des attaques d’une autre droite radicale, celle de l’Action nationale contre les étrangers en Suisse. APRO

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