La Liberté

Le secret bancaire, meurtre ou suicide?

Finance Les coups de boutoir portés depuis les années 1990 contre le secret bancaire ont finalement eu raison de cette sacro-sainte tradition suisse. Mais qui l’a vraiment tué? L’analyse du professeur Jean-Christian Lambelet.

«Le secret bancaire peut avoir un effet régulateur bénéfique,» estime Jean-Christian Lambelet. © DR
«Le secret bancaire peut avoir un effet régulateur bénéfique,» estime Jean-Christian Lambelet. © DR

Propos recueillis par Pascal fleury

Publié le 19.06.2015

Temps de lecture estimé : 10 minutes

Avec l’accord sur l’échange automatique d’informations en matière fiscale, signé à la fin mai à Bruxelles entre la Suisse et l’Union européenne, le secret bancaire semble condamné, du moins au plan international. Le Conseil national pourrait examiner le dossier cet automne. Le Gouvernement suisse espère une mise en vigueur début 2017, même en cas de référendum. Gravé dans le marbre depuis 1934, le secret bancaire semble définitivement condamné. Mais qui l’a tué? Les explications de l’économiste Jean-Christian Lambelet, professeur honoraire de l’Université de Lausanne, auteur d’un ouvrage sur le sujet*.

- Le secret bancaire suisse est à l’article de la mort. S’agit-il d’un meurtre ou d’un suicide?

Jean-Christian Lambelet: C’est un «suicide assisté». Les principaux responsables de sa mort sont les banquiers suisses eux-mêmes, plus précisément ceux de la «génération Ospel». En se livrant activement à la chasse aux fonds étrangers pour les soustraire au fisc, les banques ont pris un très grand risque. Accueillir en Suisse des fonds qui sont proposés spontanément, c’est une chose, rabattre à l’étranger des clients pour les inciter à violer leurs lois fiscales, c’est autre chose!

Ce suicide est «assisté», parce que les Etats-Unis, en position de force dans le domaine financier, y ont contribué. Lorsque les autorités américaines se sont rendu compte de pareils démarchages sur leur territoire, elles ont imposé l’extraterritorialité fiscale. Les banques suisses ont alors fait profil bas. Il faut savoir que toute banque qui se coupe du marché américain est condamnée à périr, sauf s’il s’agit d’une petite banque locale.

- Les affaires Falciani ou SwissLeaks** ont-elles accéléré la chute du secret bancaire?

Ces affaires ont été des détonateurs, mais le mouvement a débuté dans les années 1990 déjà, lorsque les pays du G7 ont décidé de faire la chasse aux fraudeurs du fisc. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a été enrôlée dans cette fonction.

- Pareil «suicide assisté» aurait-il pu être évité?

On ne peut pas réécrire l’histoire. Il est cependant très probable que si on en était resté au secret bancaire «light», c’est-à-dire si les banques s’étaient contentées de recevoir des fonds proposés spontanément, ce qui est tout à fait légitime, il n’y aurait pas eu une telle campagne contre le secret bancaire. Cette version «light» avait été recommandée en 1977 par l’Association suisse des banquiers, après le scandale de Chiasso qui avait révélé le recyclage illégal de fonds venus d’Italie. Une convention sur le devoir de vigilance des banques avait alors été adoptée, stipulant que «toute aide active à la soustraction fiscale doit être interdite». Mais elle n’a pas été appliquée. Sans rabattage à l’étranger, la Suisse aurait été beaucoup plus forte pour se défendre. Le problème des fraudeurs aurait alors été l’affaire des pays concernés.

- Le Gouvernement suisse n’a-t-il pas tenté de prendre la défense du secret bancaire?

Lors de la crise de 2008, le conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz avait prédit à ceux qui attaquaient: «Vous vous casserez les dents sur le secret bancaire!» Et en 2002 déjà, le conseiller fédéral Kaspar Villiger avait déclaré que «le secret bancaire n’est pas négociable, même si l’Union européenne menace de prendre des sanctions». En fait, depuis l’affaire des fonds juifs en déshérence, la Suisse s’est systématiquement mise en position de faiblesse. Dès que les Américains ont fait pression, cela a été un retournement complet. Face aux menaces de retrait de licences, les banques ont plié. Sinon, elles signaient leur arrêt de mort. Mais cela a créé une image négative de la Suisse, aux antipodes de celle qu’elle s’était forgée auparavant.

- Cet abandon du secret bancaire donne-t-il raison à ceux qui, comme Jean Ziegler, condamnent ce mécanisme depuis toujours?

C’est la question de fond: le secret bancaire est-il légitime? Ce que l’on entend dire généralement, c’est que les contribuables doivent s’acquitter de leurs impôts honnêtement, point barre! D’accord! Mais s’il y a des contribuables malhonnêtes, il y a aussi des gouvernements malhonnêtes, qui adoptent une fiscalité confiscatoire. Le secret bancaire peut alors avoir un effet régulateur bénéfique. On l’a vu en Europe, lorsque des fonds trop taxés dans certains pays se sont réfugiés en Suisse et ailleurs. Notre pays aurait pu faire valoir cet argument au sein de l’OCDE où il a un droit de veto. Il ne l’a pas fait…

- Voyez-vous d’autres arguments pour maintenir le secret bancaire?

Ce qui me fait vraiment peur à l’heure actuelle, c’est que les Etats deviennent toujours plus omnipotents et omniscients. Tant qu’ils restent démocratiques et respectueux du droit, cela peut jouer. Mais le jour où un gouvernement, informé sur tout ce que nous faisons et sur tout ce que nous possédons, devient autoritaire, je crains un monde à la George Orwell. Pour moi, l’idée fondamentale à défendre, c’est la séparation des pouvoirs, les fameux «checks and balances» garantis dans la Constitution américaine. Le secret bancaire «light» était un contrepoids possible aux risques d’abus du pouvoir politique. Ce n’est pas de la théorie: on se souvient de Richard Nixon, ce président américain qui n’avait pas hésité à utiliser le fisc pour persécuter ses adversaires politiques…

- En Suisse même, le secret bancaire a-t-il encore un avenir?

Il doit encore y avoir une votation à ce sujet, une initiative populaire demandant le maintien du secret bancaire en Suisse ayant abouti en septembre dernier. On parviendra peut-être à préserver une certaine protection de la sphère privée, mais je ne suis pas très optimiste. En Suisse aussi, le secret bancaire disparaîtra très largement dans les faits. La sphère privée financière est d’ailleurs déjà en train de rétrécir comme peau de chagrin. On a pu observer un changement d’attitude complet du côté des banquiers. Ils se mettent même à interpeller leurs clients suisses pour leur demander s’ils ont déclaré leur argent! Si ceux qui étaient censés appliquer le secret bancaire ne veulent plus le faire, c’est vraiment la fin.

- Sans le secret bancaire, la place financière suisse a-t-elle les moyens de rester aussi prospère?

Le secret bancaire n’est pas l’atout principal de la place financière suisse. Nos banques sont aussi réputées pour leur bonne gestion, elles sont compétentes, inspirent confiance. Le franc suisse, comme monnaie forte, est aussi un atout. C’est clair que les marges, dans le «private banking» en particulier, ont déjà fortement diminué. La fin du secret bancaire sera un handicap, mais pas létal. La Suisse bancaire continuera de prospérer.

* Qui a tué le secret bancaire? - Et autres essais, Jean-Christian Lambelet, Editions Slatkine, 2014, 240 pp.

** Voir aussi le documentaire «Falciani et Swiss-Leaks - La fin d’un paradis fiscal?», dimanche sur RTS 2.

******

Une longue tradition de discrétion

L’histoire du secret bancaire suisse remonte au moins au XIXe siècle et s’inscrit dans la longue tradition bancaire de discrétion entre contractants et de protection de la sphère privée. «A l’époque, cette relation de confiance entre banquiers et clients allait de soi. L’Etat n’avait pas à mettre son nez dans leurs relations», souligne l’économiste Jean-Christian Lambelet.

L’inscription du secret bancaire dans la loi ne s’est imposée qu’après la Première Guerre mondiale, lorsque les pays voisins, notamment la France, se sont intéressés de près aux masses de capitaux qui s’étaient réfugiés dans les coffres suisses. Les banquiers se sont inquiétés de ces tentatives d’intrusion de pays tiers, mais ont aussi craint un contrôle accru de l’Etat alors que le socialisme s’imposait dans certains cantons. A la suite de la crise bancaire de 1931, ils ont profité de la nécessité de réorganiser le secteur pour solliciter une loi fédérale sur les banques. Adoptée en 1934, elle a consacré le secret bancaire. «La légende veut que cette inscription ait été décidée pour mettre les fonds juifs à l’abri de l’Allemagne nazie. En fait, la loi est antérieure, même si elle s’est révélée ensuite effectivement utile pour protéger les capitaux des victimes du nazisme», note le professeur.

Dès son inscription dans la loi, le secret bancaire a été contesté par les Etats voisins. Les coups de boutoir n’ont pas manqué. Déjà en 1946, lors des Accords de Washington, le secret bancaire a été violé au détriment des détenteurs allemands de comptes en Suisse. Il a aussi souffert en 1977 lors du scandale de Chiasso, où l’on a découvert qu’une filiale du Crédit Suisse recyclait activement des fonds de la mafia. En outre, entre 1995 et 1999, il a été sévèrement remis en question lors de l’affaire des fonds en déshérence.

L’affaire Falciani, du nom de l’informaticien qui a dérobé en 2008 une liste de milliers de comptes bancaires fiscalement non déclarés alors qu’il travaillait pour la filiale suisse de HSBC, n’a été qu’un détonateur de plus. La pression internationale, en particulier celle des Etats-Unis, était trop forte. Le secret bancaire n’y a pas survécu. PFY

Articles les plus lus
Dans la même rubrique
La Liberté - Bd de Pérolles 42 / 1700 Fribourg
Tél: +41 26 426 44 11