La Liberté

Quand l'or de l'apartheid se négociait à Zurich

Afrique du Sud • Durant l’apartheid, la place financière suisse a noué des relations économiques toujours plus étroites avec le régime sud-africain. Jusqu’à détrôner Londres dans le négoce de l’or pendant une décennie.

Pascal Fleury

Publié le 30.01.2015

Temps de lecture estimé : 11 minutes

Dès 1968, et pendant une décennie, la place financière helvétique a réussi à détrôner sa puissante concurrente londonienne sur le marché de l’or sud-africain. Puis jusqu’à la fin de l’apartheid, au mépris des sanctions des Nations Unies et des critiques des ONG et des Eglises, les banques du «Pool de l’or de Zurich» (UBS, CS et SBS) ont maintenu leur politique d’investissement en Afrique du Sud, jouant un rôle majeur dans la commercialisation du métal jaune.

Comment pareille prise de contrôle a-t-elle pu avoir lieu et comment les liens d’affaires, développés dès la fin des années 1940, ont-ils pu perdurer en toute discrétion, malgré une pression internationale toujours plus vive contre l’Etat ségrégationniste? En 2005, le Programme national de recherche sur les relations Suisse - Afrique du Sud (PNR 42+) a fourni des éléments de réponse, malgré le blocage d’une partie des archives par la Confédération en 2003, une «censure» qui avait choqué les historiens et entravé leur travail. Leur rapport a toutefois pu confirmer des liens «particulièrement forts» entre les deux pays «dans le domaine des exportations de capitaux et de la commercialisation de l’or».

L’historienne Sandra Bott, collaboratrice scientifique à l’Université de Lausanne, a alors poursuivi les recherches, s’intéressant de près à ce marché de l’or. Son étude fouillée*, basée sur des archives publiques, révèle à quel point la place financière suisse a fait preuve de «sens stratégique» pour se positionner sur le marché mondial de l’or. Une stratégie de longue haleine, qui a été lancée dès la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Placement de capitaux

A l’époque, le nouveau gouvernement national afrikaner - au pouvoir depuis mai 1948 - et les entreprises minières sud-africaines ont un besoin crucial de capitaux pour exploiter les gisements prometteurs détectés dans les provinces du Transvaal et de l’Etat libre d’Orange. C’est alors que l’UBS prend l’initiative d’investir, sans attendre l’appel officiel de la Banque centrale sud-africaine. En 1948 déjà, elle crée un fonds de placement, le South Africa trust fund, et envisage un premier prêt pouvant aller jusqu’à 100 millions de francs.

Selon Sandra Bott, il s’agissait pour l’UBS - qui était moins bien implantée à l’étranger que ses concurrentes CS et SBS - d’obtenir d’éventuels avantages dans la commercialisation de l’or sud-africain. Le premier crédit bancaire, de 36,5 millions de francs, n’est finalement octroyé au gouvernement qu’en 1950 par les trois grandes banques suisses. Mais dès 1956, la fondation de la Swiss South African Association, sorte de chambre du commerce réunissant les dirigeants d’importantes firmes et banques helvétiques, va dynamiser les liens financiers entre les deux pays.

Dès lors, les crédits et emprunts publics suisses au profit de l’Afrique du Sud vont se multiplier. Au tournant des années 1960, observe l’étude PNR 42+, la Suisse se place au 4e rang des investisseurs extérieurs en Afrique du Sud, après la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et la France. Selon les estimations de Sandra Bott, les placements helvétiques vont atteindre plus de 41 millions de francs en moyenne annuelle entre 1961 et 1968.

Cette politique de placement s’inscrit dans un «climat de confiance réciproque», observe la chercheuse. Progressivement, des rapports personnels se nouent entre décideurs des deux pays. Ils vont jouer «un rôle décisif dans l’entrée des grandes banques suisses sur le marché de l’or sud-africain».

Les transferts de capitaux s’effectuent sans états d’âme, même aux heures les plus sombres de l’apartheid. Ainsi, constate l’historienne, les trois banques accordent un crédit pour 30 millions de francs en 1960, peu après le massacre de Sharpeville, où 69 manifestants sont tués par la police et 180 blessés. Plus tard, à la suite des émeutes de Soweto de 1976, ce sont à nouveau des liquidités suisses qui dépanneront la Banque centrale sud-africaine.

Quotas d’achat d’or

Ces bons services portent très tôt leurs fruits. Dans les années 1950 déjà, quand les producteurs sud-africains se mettent à vendre leur métal précieux sur le marché libre, pour augmenter la rentabilité de leurs mines, les banques helvétiques se glissent dans la brèche. Très entreprenantes, elles obtiennent des quotas d’achat d’or toujours plus importants en remerciement de leurs crédits ou d’avances financières. La banque bâloise Les Fils Dreyfus est alors en tête de peloton dans cette course à l’or semi-manufacturé.

Jusqu’en 1967, les grandes banques suisses vont alors montrer une extrême détermination à embrasser chaque occasion qui se présente pour renforcer leur position dans la commercialisation de l’or sud-africain. Elles bénéficient en particulier de la politique du gouvernement de Pretoria, qui cherche à diversifier les centres de distribution pour l’écoulement de son métal précieux.

Leur concurrente, la place financière de Londres, remporte un premier round en 1961, même si la place de Zurich obtient le monopole d’achat des pièces d’or et reste en négociation directe avec la Banque centrale sud-africaine et la Chambre des mines. Faute de mieux, les banques suisses rachètent le métal jaune sud-africain à Londres pour l’écouler notamment en Italie, en Allemagne, au Proche-Orient et en Extrême-Orient. L’excellence de leurs entreprises de raffinage, en Suisse, est appréciée dans le monde entier.

Mais le maintien par la City du prix de l’once à 35 dollars sur le marché libre, avec la complicité des Etats-Unis et des banques centrales, déplaît fortement à Pretoria. Le régime de l’apartheid se sent d’autre part menacé par l’arrivée du Parti travailliste au pouvoir en Grande-Bretagne. «Une dynamique est lancée où les banques suisses apparaissent de plus en plus comme une alternative possible à Londres pour la commercialisation du métal jaune», commente Sandra Bott dans son étude.

Le «Pool de l’or de Zurich»

Le «clash» va se produire en mars 1968, sur toile de fond de crise monétaire internationale, avec la création du «Pool de l’or de Zurich», auquel les producteurs et les autorités sud-africaines vont accorder leur confiance. Cet arrangement n’a cependant pas été facile à décrocher: «Cela a été un tour de force face à une concurrence acharnée», souligne l’historienne. Pendant plus de deux ans, Zurich va commercialiser la totalité du métal jaune sud-africain vendu sur le marché libre, changeant profondément le paysage du marché international de l’or. Et pendant une décennie, le pool s’arrogera encore 80% de la production.

Selon Timothy Green, spécialiste du commerce de l’or, ce n’est qu’au début des années 1980 que Londres récupère une part importante de cette commercialisation. Mais les instituts financiers helvétiques poursuivent leur politique d’investissement, notamment sous forme de «gold swap» (crédits à court terme en échange d’or), faisant cavalier seul dans la seconde moitié des années 1980, alors que les principaux partenaires de l’Afrique du Sud (USA, Europe, Japon) ont décrété des sanctions économiques.

Archives débloquées

Ces relations «sulfureuses» sont toutefois encore mal connues, en raison du blocage des archives postérieures à 1970. La levée de l’embargo, en juin dernier, pourrait toutefois déboucher sur de nouvelles révélations. Selon Sandra Bott, cependant, «la clé pour connaître toute la vérité serait d’avoir accès aux archives privées des grandes banques». En 2003, le Conseil fédéral avait motivé le blocage de documents par le dépôt d’une plainte collective aux Etats-Unis contre des entreprises ayant eu des relations d’affaires avec l’Afrique du Sud. Les dernières plaintes ayant été rejetées en décembre 2013 par un tribunal new-yorkais, cette «censure» n’a plus de raison d’être. Reste à espérer que les banques suivent sur la lancée et ouvrent leurs archives…

* «La Suisse et l’Afrique du Sud 1945-1990 - Marché de l’or, finance et commerce durant l’apartheid», Sandra Bott, Ed. Chronos, 2013.

> Voir aussi le documentaire «Grève sanglante en Afrique du Sud», dimanche sur RTS 2, sur le massacre de 34 mineurs en 2012 à Marikana.

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Complaisance des autorités

Le contrôle suisse du négoce de l’or sud-africain, en plein apartheid, n’aurait pas été possible sans la complaisance des autorités fédérales. Dès 1951, Berne va faciliter les achats du métal jaune en supprimant son prix maximal et en enlevant l’obligation d’obtenir une concession pour négocier l’or. L’année suivante, la Banque nationale suisse va aussi abandonner la surveillance de son transit, de ses importations et exportations. Le marché de l’or devient alors libre dans notre pays.

Lorsque les critiques contre l’apartheid commencent à se faire vives, dans les années 1960, la Confédération va jouer un double jeu. Elle va condamner «moralement» le régime de Pretoria, tout en se gardant de toute sanction économique, si ce n’est militaire. Une «hypocrisie» que nous commente l’historienne Sandra Bott: «Les autorités s’inquiétaient davantage de la mauvaise publicité que le renforcement des liens d’affaires entre les deux pays pouvait avoir sur la Suisse, que des mesures économiques à mettre en place pour restreindre ces relations.»

Pour couper court aux critiques, le Département politique fédéral (Affaires étrangères) va jusqu’à obtenir de la Banque centrale sud-africaine le gommage des statistiques des mouvements de capitaux avec la Suisse. Dans notre pays, le commerce extérieur d’or ventilé par pays est également sorti des statistiques en 1981. Ce n’est que depuis l’an dernier qu’il est à nouveau disponible. PFY

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Repères

Ruée vers l’or

> Des gisements d’or sont découverts en 1873 à Pilgrim’s Rest, dans la province sud-africaine du Mpumalanga. Rapidement, 1500 prospecteurs envahissent le site.

> La découverte d’or à Johannesburg, en 1886, va doper le marché. La ville connaît une croissance rapide, avec l’ouverture d’une bourse de valeurs dès 1887. La production du pays dépasse les 16 tonnes d’or dès 1890.

> Les mines se multiplient dans la chaîne de collines du Witwatersrand (Rand), dans le Transvaal. La production passe à 40 tonnes par an, avec 100 000 Noirs travaillant dans les mines.

> La production d’or culmine en 1969, avec 948 tonnes. Le premier producteur mondial est détrôné depuis 2007 par la Chine. Sa production est de 190 tonnes en 2012. Mais le pays reste premier en termes de réserves, avec 6000 tonnes prouvées. PFY

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