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Quand les migrants étaient Européens

Histoire vivante - Migrations • L’Europe n’a pas toujours été la terre d’asile convoitée d’aujourd’hui. En un siècle, entre 1820 et 1920, 55 millions d’Européens ont quitté le continent. Et après 1945, 15 millions de personnes ont été déracinées.

A l'issue de la Seconde Guerre mondiale, le redécoupage de l'Europe va jeter sur les routes plus de 15 millions de personnes. © RTS
A l'issue de la Seconde Guerre mondiale, le redécoupage de l'Europe va jeter sur les routes plus de 15 millions de personnes. © RTS

Pascal Fleury

Publié le 25.09.2015

Temps de lecture estimé : 10 minutes

Depuis quelques décennies, l’Europe est devenue l’une des premières destinations migratoires au monde. Un défi difficile à relever, comme le démontre la crise actuelle aux portes de la Méditerranée. C’est que jusque-là, le Vieux-Continent s’était plutôt habitué à voir ses habitants émigrer. En un siècle, soit entre 1820 et 1920, plus de 55 millions d’Européens ont quitté le continent. Près des deux tiers (33 millions) ont rejoint les Etats-Unis, 4,5 millions ont choisi le Canada comme terre d’asile, le reste s’est réparti essentiellement entre l’Amérique latine, l’Océanie et l’Afrique. L’émigration a ensuite ralenti mais les ressortissants du Sud de l’Europe et de nombreux juifs persécutés ont continué à émigrer jusqu’au début des années 1950. Qui étaient ces migrants européens et pourquoi ont-ils participé à pareille migration de masse? Petit tour d’horizon.

Qui étaient ces migrants qui quittaient l’Europe?

Sur les 55 millions d’Européens ayant quitté l’Europe en un siècle, selon une estimation généralement admise par les historiens, 12 millions étaient Anglais et 11 millions Irlandais. Les Britanniques sont les premiers à prendre le large, dès les années 1830, appelés par l’attrait des colonies de la Couronne. Les Irlandais les suivent rapidement, fuyant la famine qui frappe leur pays entre 1845 et 1852 (un million de victimes). Ils s’installent dans les grandes villes américaines, investissant des quartiers entiers, raconte l’historien Philippe Rygiel dans son ouvrage «Le temps des migrations blanches».

Les Allemands s’embarquent aussi pour les Etats-Unis, privilégiant le Missouri, alors que les Suédois préfèrent le Minnesota. Polonais et Italiens les rejoignent en nombre. Au tournant du siècle, des quartiers italiens naissent à San Francisco et ailleurs. Les Italiens émigrent aussi vers l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay, où la main-d’œuvre manque après l’abolition définitive de l’esclavage. Les Suisses ne sont pas en reste, venant principalement des cantons pauvres, comme Fribourg, le Valais ou le Tessin. En 1890, près de la moitié des 9,2 millions d’étrangers vivant au Etats-Unis sont issus d’Europe du Nord, y compris de Belgique et de France, un quart d’Allemagne et d’Europe de l’Est, et 200 000 du Sud de l’Europe. Le solde des migrants provient surtout de Chine et du Japon.

Pourquoi tous ces Européens émigraient-ils?

L’émigration des Européens au XIXe siècle répond en partie à des motifs économiques, la misère ayant poussé des milliers d’Italiens, de Polonais, de Russes ou d’Irlandais à fuir vers l’eldorado américain. Mais bien d’autres raisons ont aussi poussé les migrants à prendre leur bâton de pèlerin. A commencer par les politiques incitatives des pays d’accueil. Jusque dans les années 1920, par exemple, les États-Unis cherchent à peupler leurs vastes territoires, faisant miroiter «le lait et le miel» de leur «terre promise». Même démarche dans le vaste Empire britannique: le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont besoin de nombreux colons pour leur fonctionnement. Les vastes territoires à disposition permettent également de se débarrasser de citoyens indésirables. «Certaines possessions du Royaume-Uni étaient considérées comme les «dépotoirs» des sans-emploi, délinquants, prostituées, proscrits de tous ordres, en Australie ou Guyane», explique la politologue et sociologue Catherine Wihtol de Wenden dans «La globalisation humaine».

L’émigration peut être l’occasion de fuir des persécutions politiques ou religieuses. De nombreux juifs ont ainsi échappé aux pogroms de la Russie tsariste. Des choix personnels encouragent également des migrants à partir: raisons familiales, rêve d’aventure, envie de faire fortune, attrait pour d’autres cultures, volonté de rejoindre des mouvements intellectuels, démarche artistique…

A noter enfin - et ce n’est pas négligeable - que l’émigration a bénéficié d’un effet de mode: de nombreux migrants ont succombé à la publicité des compagnies maritimes qui proposaient des traversées à des tarifs attractifs. Comme cette publicité d’une compagnie britannique affichant l’Australie pour seulement 37 livres au début du XXe siècle!

Les femmes étaient-elles nombreuses à émigrer?

Les femmes représentaient 40% des entrées aux Etats-Unis avant 1914. Elles deviennent même majoritaires dans l’entre-deux-guerres. Nombre d’entre elles accompagnent leur mari. Mais certaines partent seules, acceptant des emplois domestiques dans des familles aisées ou s’engageant dans l’industrie textile. Pour certaines femmes, pareil voyage est l’occasion de s’émanciper. Elles vont étudier à l’étranger, les universités de leur pays leur étant encore fermées.

L’émigration était-elle un chemin sans retour?

La migration n’est en fait pas un phénomène définitif. Pour les Etats-Unis, les estimations de taux de retour par nationalité pour les années 1908 à 1910 révèlent que 800 000 étrangers reprennent le chemin de l’Europe. Si les Juifs de Russie ne rentrent pas, craignant pour leur vie, les Italiens regagnent souvent la Péninsule, et la moitié des Britanniques leur île.

Dans son ouvrage, l’historien Philippe Rygiel cite l’exemple d’un certain Seweryn Korzelinski, patriote polonais, noble et officier, qui combattit auprès des insurgés hongrois en 1848. Ayant réussi à rejoindre l’Angleterre après avoir été interné en Turquie, il a embarqué pour l’Australie avec des camarades pour faire de la prospection d’or. Il y est resté pendant six ans, mais est finalement rentré en Pologne. En fait, la circulation a toujours été grande, chez les migrants. Pour ces «aventuriers», tout était question d’opportunité.

> Lire aussi: «Les grandes migrations», Les Collections de l’Histoire, Nº 46, 2010.

> Catherine Wihtol de Wenden, «Atlas des migrations», Editions Autrement, 2012. Et «La globalisation humaine», Editions PUF, 2009.

> Philippe Rygiel, «Le temps des migrations blanches - Migrer en Occident du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle», Ed. EPU, 2010.

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Des déplacements forcés massifs

«L’Europe affronte la pire crise de réfugiés depuis la Seconde Guerre mondiale», affirmait en août dernier le commissaire européen à l’Immigration Dimitris Avramopolous. La crise actuelle, aussi dramatique soit-elle, n’a cependant rien à voir, dans son ampleur, avec les déplacements forcés massifs qui ont été imposés en 1945 par les puissances alliées lors des conférences de Yalta et Potsdam.

Au nom de la paix, Harry Truman (USA), Winston Churchill (GB) et Joseph Staline (URSS) ont redessiné les frontières, de la mer Baltique à la mer Noire. Ce redécoupage a jeté sur les routes plus de quinze millions d’hommes, femmes et enfants, déplacés dans l’idée de mettre en place des Etats «ethniquement homogènes».

Des millions d’Allemands de Prusse orientale, Tchécoslovaquie, Pologne et Hongrie ont ainsi été renvoyés de force vers l’Allemagne, tandis que des centaines de milliers d’Ukrainiens et de Polonais ont dû échanger leurs habitations. «Les soldats polonais nous ont donné deux heures pour préparer nos affaires et partir. C’était une grande panique chez les gens!», se souvient l’Ukrainienne Irène Mystal, citée dans le documentaire «Les déracinés - L’Europe en 1945», à voir ce dimanche sur RTS 2. Aujourd’hui, un quart de la population allemande est constitué de ces expulsés et de leurs descendants. PFY

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Repères

Les migrations dans l’histoire

> Les migrations sont aussi anciennes que l’humanité. Elles ont débuté lorsque le genre Homo a commencé à se déplacer de son Afrique natale il y a plus de 1,8 million d’années, peuplant progressivement le Proche-Orient, l’Asie et l’Europe. Les premiers «colons» d’Amérique ont passé le détroit de Béring vers 12 500 ans avant J.-C.

> L’Antiquité a aussi été ponctuée de grandes migrations. Comme celle des Peuples de la mer venant de la mer Egée et d’Anatolie, qui envahissent le Proche-Orient vers 1200 av. J.-C. Parmi eux, les Poulasti ont donné leur nom à la Palestine. Autre exemple: l’Exode de Moïse, devenu un mythe fondateur du peuple d’Israël. Ou, au début du Ve siècle de notre ère, les «invasions barbares» des Vandales, Alains et Suèves, eux-mêmes poussés par les Huns, qui ont contribué à la chute progressive de l’Empire romain.

> Du VIIe au XIXe siècle, les traites négrières ont entraîné d’énormes déplacements de populations. Plus de 40 millions d’hommes et de femmes ont été déracinés pour être réduits en esclavage. Les traites orientales, bien que méconnues, apparaissent comme les plus importantes par leur ampleur et leur durée. Selon l’historien américain Ralph Austen, 17 millions de personnes auraient été déportées par les négriers musulmans entre 650 et 1920. Le commerce triangulaire, dès le XVIe siècle, a conduit 11 millions d’Africains vers les Etats-Unis, les Caraïbes, l’Amérique centrale et le Brésil. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, des centaines de milliers d’Indiens ont encore été enrôlés sur les plantations coloniales de thé et de café de Ceylan.

> Au XXe siècle, les mouvements migratoires ne se sont pas ralentis à travers la planète. Selon l’OCDE, on recense plus de 230 millions de migrants internationaux à l’échelle mondiale (état de 2013). Et on compte plus de 40 millions de réfugiés et de personnes déplacées dans le monde. 

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