La Liberté

Il y a 500 ans, Luther écrivait l’histoire

La Réforme a encouragé l’instruction, revisité la notion de charité et favorisé la critique du pouvoir

Portrait de Martin Luther, par Lucas ­Cranach ­l’Ancien, en 1528, soit une décennie après la publication de ses 95 thèses de Wittemberg, le 31 octobre 1517. © Collection ­Forteresse de Cobourg/DR
Portrait de Martin Luther, par Lucas ­Cranach ­l’Ancien, en 1528, soit une décennie après la publication de ses 95 thèses de Wittemberg, le 31 octobre 1517. © Collection ­Forteresse de Cobourg/DR
Le nom de la théologienne Marie Dentière a été ajouté au Mur 
des réformateurs à Genève en 2002. © MDR/DR
Le nom de la théologienne Marie Dentière a été ajouté au Mur 
des réformateurs à Genève en 2002. © MDR/DR
«La Réforme a contribué à la diversité religieuse,» analyse Michel Grandjean. © DR
«La Réforme a contribué à la diversité religieuse,» analyse Michel Grandjean. © DR

Propos recueillis par
 Dominique Hartmann

Publié le 05.11.2016

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Grand jubil » Les festivités du 500e anniversaire de la Réforme sont lancées en Europe. Lundi dernier, une cérémonie religieuse a réuni des représentants luthériens du monde entier en la cathédrale de Lund, en Suède, en présence du pape François. Et jeudi, à Genève, s’est tenue une célébration officielle sur la plaine de Plainpalais. Mais que fête-t-on au juste? Et en quoi la Réforme a-t-elle influencé le monde moderne? Quelques réponses avec Michel Grandjean, professeur d’histoire du christianisme à la Faculté de théologie de l’Université de Genève.

Dans quel contexte la Réforme lancée par Luther émerge-t-elle?

Michel Grandjean: Il faut rappeler qu’il est question de réformer l’Eglise depuis le XIe siècle déjà. Rien d’original, donc, dans la volonté manifestée par Luther au XVIe. Jan Hus, un siècle plus tôt à Prague, n’avait pas pu faire aboutir des réflexions analogues... parce que l’imprimerie n’existait pas! Le traité de Luther, De la liberté du chrétien, écrit en 1520, a été rapidement diffusé à des milliers d’exemplaires en Allemagne.

La réforme luthérienne a aussi bénéficié de la nouvelle représentation du monde que l’on doit aux humanistes. Ceux-ci, Erasme notamment, prônent le retour aux textes originaux. Ce point de vue permet aux réformateurs de rappeler que la foi prend sa source dans la Bible, pas dans l’Eglise. En conséquence, le texte doit être traduit dans la langue du peuple, ce qui sera fait en 1534. La Bible en allemand sera imprimée aussitôt par dizaines de milliers d’exemplaires et diffusée largement, bien que son coût d’acquisition corresponde à l’achat d’une petite voiture pour une famille actuelle.

A ces deux éléments s’ajoute l’exaspération que suscitent en Allemagne les levées d’impôts de l’institution pontificale, laquelle a alors besoin de beaucoup d’argent pour construire la basilique Saint-Pierre à Rome. Enfin, l’anticléricalisme a aussi joué un rôle dans la diffusion de la Réforme. Dans certaines villes, le clergé pouvait atteindre 10% de la population.

Quelles sont les valeurs ­fondatrices de la Réforme?

Je cite volontiers cette belle formule de l’historien Lucien Febvre, dans les années 1920: «Ce qui importe à Luther, c’est Luther.» Le moine allemand est très soucieux de son salut et le jugement divin l’angoisse. Il comprend soudain que la «justice de Dieu» désigne non pas la capacité et la volonté divines de sanctionner, mais le don de justice fait à tout croyant. Ce retournement est au cœur de toute la Réforme.

Dès lors, Dieu ayant donné son amour, chacun est invité à en témoigner aux autres. La Réforme revisite ainsi le sens de la charité pratiquée depuis longtemps – le mendiant est reçu dans les hospices comme une image du Christ. Désormais, les pauvres doivent faire l’objet de la charité sociale, pas seulement individuelle. La Réforme institue aussi une religion personnelle, sans clergé.

Ce mouvement a aussi fait ­progresser la notion de liberté de conscience...

Luther revendique en effet une conscience soumise seulement à la Bible, libre vis-à vis du pape et de l’empereur. Mais il faudra d’autres étapes pour que la notion de liberté de conscience prenne son sens actuel: Luther n’est pas d’emblée prêt à reconnaître la liberté de l’autre. Y compris de ne pas croire. La possibilité qu’esquisse la Réforme pour l’être humain de se tenir librement devant Dieu, sans intermédiaires, va inspirer des générations. C’est forts de ce surplus de confiance que l’instruction mais aussi le commerce vont se développer. La Réforme a aussi contribué, malgré elle, à façonner l’idée de diversité religieuse. On a pu y voir un danger, la pluralité ayant amené les sanglantes guerres de religion.

La Réforme a opéré un schisme alimentant les guerres de religion. Fallait-il en passer par là?

Le prix à payer a été très lourd. Et le mouvement s’est traduit par un schisme dont les Réformateurs ne voulaient pas, et qui n’a été comblé qu’au XXe siècle avec le mouvement œcuménique et Vatican II. Luther a jugé être face à une confiscation si profonde de l’Evangile qu’il était prêt à s’opposer à l’institution. De la même façon, tentons le parallèle que personne ne serait aujourd’hui prêt à s’incliner devant un gouvernement qui préconiserait le racisme ou l’esclavage. L’Eglise romaine est tout autant inacceptable pour Luther et les siens.

Cette révolution a-t-elle eu une influence sur l’avènement de la démocratie ?

Une influence indirecte, sans doute. Si l’individu peut oser parler à Dieu, il peut aussi revendiquer de s’exprimer dans la société. Au nom de sa foi, un croyant peut être appelé à critiquer le pouvoir.

Ici et là, par exemple dans les Eglises réformées de France, on voit apparaître des réorganisations ecclésiales proches du fonctionnement de la démocratie, avec un conseil des anciens à l’exécutif, un synode comme parlement. Globalement, alors que l’image du peuple, populace inéduquée et incontrôlable, est encore très prégnante, l’émergence d’une pensée reconnaissant à chaque individu la dignité d’être un interlocuteur de Dieu constitue quelque chose de révolutionnaire. Le Courrier

Michel Grandjean, La Réforme, matin du monde moderne, Ed. Cabédita, 2016

Informations: www.ref-500.ch


 

La Réforme a eu un impact sur la place des femmes dans l’Eglise

La Réforme a posé les bases de l’accession des femmes aux ministères. Mais les théologiennes ont tardé à émerger.

A l’occasion des festivités inaugurales du 500e de la Réforme, jeudi à Genève, la théologienne Elisabeth Gangloff Parmentier et l’historienne Lauriane Savoy ont détaillé l’impact de la Réforme sur la place des femmes dans l’Eglise.

«La Réforme du XVIe a porté en germe de grandes évolutions ultérieures», estime Lauriane Savoy. Non que les réformateurs aient été de grands féministes, «mais le fait de déclarer tous les croyants égaux devant Dieu a entrouvert la porte aux femmes». Celles-ci ont donc accès aux textes bibliques, nouvellement traduits en français, à l’instruction, et leurs droits sont revalorisés dans le mariage. Le divorce est accepté et «les mémoriaux du consistoire montrent que les maris violents sont admonestés, ce qui est extrêmement nouveau».

Les réformateurs ne leur tolèrent pas pour autant une parole théologique publique. «L’obstacle sociétal, mais aussi anthropologique, reste trop important.» L’Académie fondée par Calvin reste d’ailleurs interdite aux femmes. Le cas de Marie Dentière témoigne de ces résistances: pour avoir osé se mesurer aux hommes (elle argumente contre Calvin, forte de son savoir théologique), sa réputation sera salie, disent les études contemporaines.

Ancienne prieure, Marie Dentière est l’une des premières femmes à s’être convertie au protestantisme en 1524. Elle est appelée à la rescousse par Guillaume Farel qui tente de convaincre le couvent des Clarisses, au Bourg-de-Four, d’adopter la Réforme. «Une telle tâche de prédication est exceptionnelle», note Lauriane Savoy. Marie Dentière, dont le nom a été ajouté au Mur des réformateurs genevois en 2002, publie en 1539 son «Epistre tres utile...» où elle affirme la capacité égale des hommes et des femmes à comprendre la Bible: elle sera la première victime de la censure réformée à Genève pour ces propos jugés scandaleux.

Pour les femmes réformées, les progrès ont été lents. Au début du XXe siècle à Genève, au sortir de la Faculté de théologie, les premières femmes pasteures n’ont encore qu’un statut de pasteure auxiliaire. C’est le cas de Marcelle Bard, consacrée en 1929. La question agite le consistoire: «Une mère fera-
t-elle un bon pasteur? Un pasteur fera-t-il une bonne mère?» Ce n’est qu’en 1969 que ce statut est aboli. Aujourd’hui, 40% des ministres de l’Eglise protestante de Genève sont des femmes.

DH/Le courrier


 

«Un schisme évitable»

Aux yeux de l’historien allemand Thomas Kaufmann, le schisme survenu il y a 500 ans aurait pu être évité. Le pape voulait se débarrasser d’une voix critique. Il a déclaré Luther hérétique et l’a excommunié. «Si l’on était parvenu à le maintenir au sein de l’Eglise romaine, l’histoire de la chrétienté aurait été tout autre», explique-t-il dans Erlöste und Verdammte (Ed. Beck, 2016). De par son sérieux, Luther a remis en cause «certains aspects précis du fonctionnement profondément décadent de l’Eglise catholique de l’époque». Il doit sa survie à la protection du prince électeur de Saxe. Protestinter

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