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Fin de l’état de grâce

L’affaire Khashoggi risque de porter un coup dur aux réformes économiques du prince ben Salmane

Thierry Jacolet

Publié le 18.10.2018

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Arabie saoudite >> Aujourd’hui, Raif Badawi, écrivain militant pour les droits de l’homme qui purge 10 ans de prison, sera fouetté en public comme chaque vendredi. Oui, il a été condamné à 1000 coups de fouet pour avoir prôné sur son blog une libéralisation morale et religieuse en Arabie saoudite.

Raif Badawi s’en tirerait presque à bon compte, à voir le sort réservé à d’autres voix critiques dans la monarchie wahhabite, au royaume des disparitions de dissidents. Le journaliste Jamal Khashoggi s’est littéralement volatilisé le 2 octobre dans le consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, d’après la version de Riyad. Traduction turque: il aurait été torturé jusqu’à la mort avant d’être démembré par le commando saoudien. Enregistrements vidéo et audio à l’appui.

Un fiasco de plus à mettre au passif de MBS, alias Mohammed ben Salmane, qui joue les vierges effarouchées dans cette affaire. Le prince héritier saoudien de 33 ans multiplie les crises diplomatiques, dont certaines éclaboussent de sang l’image du pays. «Avec l’affaire Khashoggi, la période de grâce est terminée pour lui», résume Stéphane Lacroix, professeur associé à l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po (PSIA), à Paris.

1 MBS a-t-il franchi la ligne rouge?

La ligne rouge? Quelle ligne rouge? L’impétueux Mohammed ben Salmane agit comme bon lui semble. Son père, le roi Salmane, lui a laissé les clés de la maison royale, en le nommant prince héritier en juin 2017. A l’international, la diplomatie du chéquier – marque de fabrique de MBS – lui garantit le soutien et le silence des puissants de ce monde.

«Il ne se rend pas compte qu’il a dépassé les bornes dans l’affaire Khashoggi», observe Agnès Levallois, consultante indépendante et spécialiste du Moyen-Orient. «Comme on lui mange dans la main, il est dans une logique de toute-puissance.» Stéphane Lacroix abonde: «Sur le plan moral, il est allé trop loin. Sur le plan diplomatique, cette affaire a provoqué une émotion et un impact que les Saoudiens n’avaient pas imaginés. D’autant qu’il y a un effet cumulatif avec cette affaire.»

2 Quels autres ratés du prince héritier?

La mort du journaliste saoudien collaborateur du Washington Post ne fait qu’allonger la liste de gaffes et de mauvais calculs de MBS dans sa fulgurante ascension. A commencer par la guerre civile au Yémen, qu’il a provoquée en 2015 et qui s’enlise (plus de 10 000 morts). Autres ratés: la séquestration du premier ministre libanais Saad Hariri en novembre 2017 a viré au camouflet, alors que le Qatar n’a pas plié face à l’embargo décrété par le fils du roi Salmane en juin 2017…

La diplomatie chatouilleuse, tout comme les méthodes agressives de Riyad, commence à exaspérer hors et à l’intérieur du pays. C’est le cas des purges. MBS a fait emprisonner des dizaines de princes et hommes d’affaires pour corruption, ainsi que des militants des droits de l’homme, journalistes et autres intellectuels. «Il fait preuve d’une intransigeance totale à l’interne et l’externe, face à la critique en particulier, relève le professeur. Cela va lui revenir en pleine figure.» Et que dire de sa Vision 2030, vastes réformes économiques et sociales destinées à rompre avec l’addiction du royaume au pétrole, qui passe pour un mirage au vu des résultats poussifs?

3 Va-t-il payer cher ce nouvel affront?

A l’annonce de la disparition de Jamal Khashoggi, les dirigeants occidentaux ont froncé les sourcils pour la galerie, juste ce qu’il faut pour ne pas se mettre à dos leur client saoudien. «Les conséquences politiques seront limitées, estime la consultante. Les capitales occidentales vont faire le dos rond et les affaires vont repartir.»

MBS s’en sortira-t-il avec de simples dégâts d’image? Pas sûr. Son opération com’ pour vendre l’Arabie saoudite aux quatre coins du monde à l’aide de sociétés de lobby pourrait subir un coup de frein. «C’est préoccupant au niveau économique, car son ambitieux projet de modernisation du pays pourrait en pâtir», avance Stéphane Lacroix.

Le prince a besoin de capitaux saoudiens et de fonds extérieurs pour mener à bien sa Vision 2030. «Les investisseurs étrangers risquent de traîner les pieds et les Saoudiens d’investir hors du pays, redoute Stéphane Lacroix. La confiance est brisée sur le plan international, alors que c’est ce dont a le plus besoin l’Arabie saoudite pour réussir sa transformation économique.»

La preuve dimanche passé: la Bourse de Riyad a dévissé de 7% après les brèves menaces de sanctions de Donald Trump. Autre effet direct, la défection de nombreux patrons et hommes politiques occidentaux au sommet Future Investment Initiative, le «Davos du désert», du 23 au 25 octobre.

4 Ben Salmane est-il en danger?

Mohammed ben Salmane sort affaibli de l’affaire Khashoggi sur le plan international. Mais le danger vient de l’intérieur. «Il y a des tiraillements au sein de la famille royale, relève Agnès Levallois. Avec cette affaire, certains, comme son père, vont peut-être le remettre à sa place.»

Le fils du roi Salmane est cerné d’ennemis parmi les princes, ses cousins et le clergé. Sa promotion en tant que prince héritier, au nez et à la barbe de son cousin Mohammed ben Nayef, lui a aliéné une partie de la famille al-Saoud, la dynastie au pouvoir. «Il craint pour sa vie», assure Stéphane Lacroix.

Si le prince à la carrure de champion de judo peut compter sur la protection du roi Salmane qui lui a donné une légitimité, ce dernier a déjà 83 ans et de moins en moins de lucidité. «C’est pourquoi MBS se dépêche de mettre en place sa politique», ajoute Agnès Levallois.

Or, ses réformes économiques piétinent et les réformes sociales arrivent au compte-gouttes. Malgré le regain d’autoritarisme, le prince héritier trouve du soutien parmi la jeunesse. Pour le moment. Car il doit encore tailler dans le vif avec son plan d’austérité (plus d’impôts, baisse de salaires, coupes dans les subventions…). Le chômage vient d’atteindre son plus haut niveau en dix ans à 13%, loin des 9% espérés en 2020. Une grogne sociale en vue? «Non. Et de toute manière, en Arabie saoudite cela se passe sur les réseaux sociaux, pas dans l’espace public», précise Agnès Levallois. MBS est loin d’être H.S.


Le vrai visage de Ben Salmane

Sous ses airs de réformateur, le prince héritier saoudien tient son peuple d’une main de fer.

Quand Mohammed ben Salmane fait sa tournée d’autopromotion aux Etats-Unis en juin 2016, il fait tomber sa thwab (tunique blanche) pour se rendre en jean à un rendez-vous avec Mark Zuckerberg, le patron de Facebook. L’héritier du trône saoudien n’hésite pas à se travestir pour défendre ses intérêts.

Les postures du prince héritier ne trompent aujourd’hui plus personne. Le masque est tombé bien avant l’affaire Khashoggi. Les dérives de MBS révèlent son vrai visage: un Rastignac qui marche vers le trône depuis 2014, en écrasant sans scrupule les pieds qui le gênent, tout en distribuant des liasses de «pétrodollars» aux patrons et gouvernants pour s’acheter une respectabilité.

Ils n’ont voulu voir dans MBS que le jeune gardien de réserves d’or noir et accessoirement réformiste d’un pays qu’il veut moderniser via sa Vision 2030. «Pour consolider son pouvoir et assurer sa crédibilité, il faut que ce plan fonctionne», éclaire Agnès Levallois, consultante indépendante et spécialiste du Moyen-Orient. «Comme il a besoin pour cela d’investisseurs étrangers, il montre son meilleur visage à l’extérieur.» A l’image des rares ouvertures sociales comme l’autorisation de conduire accordée aux femmes en juin dernier.

Derrière cette image de progressiste et de libéral qu’il s’est construite, il tient d’une main de fer la population. «Il ne faut pas se tromper sur la nature de ses réformes, avertit Agnès Levallois. Son but est d’accorder quelques libertés à la population pour mieux la contrôler.» Mohammed ben Salmane a même durci sa politique de répression contre les opposants, entre purges anticorruption au plus haut niveau, arrestations arbitraires, tortures et exécutions.

L’Arabie saoudite ne mène plus sa politique étrangère dans l’ombre et sort le fouet si un pays la contrarie. «Sa logique est de concevoir les relations internationales par le rapport de force, alors que l’Arabie saoudite a toujours tenu une position de prudence, de maintien de l’équilibre par le passé», observe Stéphane Lacroix, spécialiste du Moyen-Orient. «Il y a beaucoup d’hubris, d’orgueil, dans ces crises. MBS est une figure bien trumpienne. Tous deux sont impulsifs, ont tendance à agir dans la précipitation et à surévaluer leurs forces.» TJ

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