L’Europe se recueille à Auschwitz
70 ans après • Emotions, recueillement, solidarité et volonté d’agir contre l’antisémitisme: autant de sentiments qui ont été exprimés hier lors du 70e anniversaire de la libération du camp.
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Les survivants d’Auschwitz et les chefs d’Etat se sont réunis hier pour célébrer le 70e anniversaire de la libération du grand camp d’extermination nazi. Dans une atmosphère de recueillement, ils ont exprimé leur volonté d’agir contre l’antisémitisme.
«J’ai cru que j’allais être incinérée ici et que jamais je ne vivrais l’expérience de mon premier baiser. Mais, je ne sais comment, moi, jeune fille de 14 ans, j’ai survécu», a raconté Halina Birenbaum, née à Varsovie en 1929. Enfant, elle a connu quatre camps nazis dont Auschwitz.
L’Holocauste est «une chose qui est pratiquement incompréhensible pour l’esprit humain», a déclaré David Wisnia, 88 ans, survivant de ce camp de la mort. «Je prie Dieu pour que nous, en tant qu’êtres humains, nous puissions tirer des enseignements de cela.»
Le président polonais Bronislaw Komorowski, qui a ouvert la cérémonie en saluant les survivants, a exprimé «respect et reconnaissance» aux soldats soviétiques qui ont libéré Auschwitz, où environ 1,1 million de personnes ont été exterminées, dont un million de Juifs.
Dans le même souffle, M. Komorowski a semblé mettre sur un pied d’égalité «les deux totalitarismes», nazi et soviétique, rappelant l’extermination à Katyn des élites polonaises par les services spéciaux de Staline.
300 survivants
La cérémonie réunissant quelque 300 survivants, plusieurs chefs d’Etat dont les présidents français François Hollande, allemand Joachim Gauck et ukrainien Petro Porochenko, ainsi que les rois des Belges et des Pays-Bas, s’est déroulée devant l’entrée du camp d’Auschwitz-Birkenau. La présidente de la Confédération Simonetta Sommaruga a représenté la Suisse.
Les dirigeants du monde entier avaient hier le regard tourné vers Auschwitz. Le pape François a tweeté un message dans dix langues. «Auschwitz crie la douleur d’une souffrance effroyable et réclame un avenir de respect, de paix et de rencontre entre les peuples».
Absent, le président américain Barack Obama s’est engagé à «ne jamais oublier» les six millions de Juifs et beaucoup d’autres tués par les nazis allemands, et a appelé à son tour la communauté internationale à garantir que «cela n’arriverait plus jamais».
Rôle de l’Armée rouge
Vladimir Poutine, qui s’est fait représenter par son directeur de Cabinet, Sergueï Ivanov, a toutefois envoyé un message soulignant le rôle de l’Armée rouge dans la victoire de 1945 en ajoutant que les soldats soviétiques avaient «non seulement sauvé le peuple juif mais aussi tous les peuples d’Europe et du monde».
L’anniversaire de la libération du camp d’extermination nazi d’Auschwitz, le 27 janvier 1945 est aussi la Journée internationale d’hommage aux victimes de l’Holocauste. La cérémonie principale s’est achevée par une sonnerie du chofar, une corne utilisée dans les rituels israélites, et des prières juives pour les défunts. ats/afp/reu
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Eclairage
La preuve par les mots
C’est dans la logique du système: plus l’Histoire avance, plus les survivants d’événements majeurs disparaissent, plus les commémorations augmentent. Hasard du calendrier, rarement l’enchaînement de ces grandes cérémonies mémorielles n’a été aussi rapide, sur sol européen en particulier, au risque de créer une impression de répétition et de dilution de l’intérêt public. De fait, depuis 2014, le rythme ne s’est pas relâché: début de la Première Guerre mondiale (100 ans), génocide au Rwanda (20 ans), Débarquement en Normandie (70 ans), libération des camps de concentration (70 ans)… Puis, prochainement: génocide arménien (100 ans), fin de la Seconde Guerre mondiale (70 ans). Cela sans parler du souvenir plus lointain de Waterloo (200 ans), voire de la bataille de Marignan (500 ans)…
Sur le fond, ces grands-messes rituelles destinées à entretenir la mémoire de millions de victimes s’imposent comme un devoir nécessaire, un rappel pédagogique destiné notamment aux jeunes générations. Et même si les tensions du monde s’y invitent désormais plus qu’à leur tour, à l’image d’une Russie - historiquement cruciale dans la chute du nazisme - mais rendue actuellement peu fréquentable suite à son immixtion dans la guerre en Ukraine.
Au cœur de cette nouvelle grande année de commémorations, celles d’hier autour de la libération des camps de concentration constituaient donc un cas particulier. En effet, la Shoah représente une tragédie à part, dont l’impact posthume reste à nul autre pareil, du moins pour une partie de la communauté internationale. Un événement si extrême, si inconcevable, qu’il se heurte de nos jours encore au déni des théories négationnistes ou complotistes.
Pourtant, à défaut de (pouvoir) faire le voyage d’Auschwitz, il suffit de quelques pages de Primo Levi («Si c’est un homme») pour s’en convaincre, définitivement. Rescapé d’Auschwitz, le chimiste italien devenu écrivain synthétisait ainsi, en quelques mots d’une hallucinante lucidité, le fond du problème: «Peut-être que ce qui s’est passé ne peut être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c’est presque justifier. En effet, «comprendre» la décision ou la conduite de quelqu’un, cela veut dire mettre en soi celui qui en est responsable, se mettre à sa place, s’identifier à lui. Eh bien, aucun homme normal ne pourra jamais s’identifier à Hitler, à Himmler, à Goebbels, à Eichmann, à tant d’autres encore. Cela nous déroute et nous réconforte en même temps…»
Pascal Baeriswyl
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Paris appelle à la mobilisation contre le négationnisme sur la Toile
François Hollande a marché sur les traces de Jacques Chirac. Hier, au Mémorial parisien de la Shoah, l’hôte de l’Elysée a reconnu «la complicité active de l’Etat français» dans la déportation de 76 000 Juifs de France, pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1995 - premier et seul Président en exercice à se livrer à un semblable mea culpa -, Jacques Chirac avait dénoncé «l’irréparable» commis par la France en juillet 1942. Quand la police vichyste, lors de la rafle du Vélodrome d’hiver, avait déporté 13 000 Parisiens de confession juive vers Auschwitz-Birkenau.
«La France livrait ses protégés à leurs bourreaux», avait dit Jacques Chirac. Ses mots ont marqué. Car, avant Jacques Chirac, François Mitterrand s’était toujours refusé à les prononcer. Et car, après Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy - hostile à toute «repentance» sur le passé de la France - ne les a jamais répétés.
La commémoration de la libération d’Auschwitz a pris un relief doublement particulier hier à Paris.D’abord, parce que la communauté juive vient d’être particulièrement visée et frappée, dans la vague d’attentats qui, à la mi-janvier, a endeuillé le pays. «Quatre hommes sont morts dans un hypercasher, non pour ce qu’ils avaient fait, mais pour ce qu’ils étaient: Juifs», s’est indigné François Hollande. Qui a rendu hommage aussi aux victimes des crimes antisémites perpétrés ces dernières années: par le djihadiste Mohamed Merah notamment, en 2012.
Ensuite, second contexte signifiant, la communauté juive de France a publié les chiffres des actes antisémites commis dans l’Hexagone en 2014. Or, par rapport à 2013, leur nombre a doublé, les violences physiques augmentant elles de 130%. L’Elysée a promis un plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, avant la fin février.
François Hollande s’est aussi engagé à prendre personnellement la tête d’une mobilisation internationale contre le négationnisme de la Shoah et contre les discours complotistes (fréquemment antisémites), qui, si souvent, fleurissent sur internet et sur les réseaux sociaux. «Nous devons nous souvenir que c’est d’abord par le verbe que s’est préparée l’extermination», a-t-il justifié. Et d’avertir: «Les opérateurs (d’internet) ne peuvent plus fermer les yeux, ou alors ils seront considérés comme complices.»
Bernard Delattre, Paris