La Liberté

La Grande Pomme tient terrasse

La restauration en extérieur, jamais fermée depuis l’été dernier, a été un ballon d’oxygène pour la branche

La Grande Pomme tient terrasse
La Grande Pomme tient terrasse

Kessava Packiry, New York

Publié le 17.03.2021

Temps de lecture estimé : 10 minutes

Etats-Unis » Elles ont pris toutes les formes possibles, débordant sur l’espace public, squattant le bord des routes. Serres de plexiglas, igloos en plastique renforcé, cabanons en bois, tente en toile ou simples chaises accolées à leur table, les terrasses des restaurants de New York ont donné à la ville une nouvelle image, une nouvelle culture. Autorisées depuis l’été dernier, elles n’ont jamais fermé. Même au plus froid des semaines glaciales de l’hiver new-yorkais. Même au plus fort des pics de Covid-19. «Ces terrasses nous ont sauvé la mise», avance Gérald Barthélémy, un Franco-Canadien patron du Saint-Tropez, une enseigne qui possède deux restaurants à Manhattan.

Les restaurants et les bars de New York ont dû fermer dès la mi-mars 2020, pour ne rouvrir que le 23 juin. Mais à l’extérieur uniquement. Or les terrasses étaient interdites dans la ville. Les restaurateurs qui disposaient d’un patio ou d’un espace qui ne débordait pas sur le trottoir pouvaient rigoler. Mais les autres? Les autorités de la ville et de l’Etat ont donc fait un geste. Aujourd’hui, New York possède 11’000 terrasses.

140’000 emplois perdus

«On peut vraiment parler de survie», avance le Vaudois Benoît Amsler, gérant de The Lavaux. Ce restaurant suisse du West Village, ouvert en octobre, s’est vite retrouvé à ne devoir compter que sur sa terrasse – l’intérieur des restaurants n’a rouvert qu’entre octobre et mi-décembre, avant de refermer face à la poussée de Covid-19. L’intérieur n’est autorisé que depuis récemment, à 35% – «Nous avions quelques tables dehors, mais aucune structure pour les protéger du vent ni du froid. C’est à l’annonce de la fermeture intérieure qu’on s’est décidé à en construire une.»

«La vente à l’emporter ne suffisait pas pour tourner. Les loyers ici sont exorbitants»
Gérald Barthélémy

La terrasse d’une dizaine de places – contre 65 à l’intérieur – a nécessité l’investissement d’un mois de chiffre d’affaires. Mais elle a permis d’accueillir une quinzaine de personnes par jour, une quarantaine les week-ends. Gérald Barthélémy, pour sa part, faisait de la vente à l’emporter durant les premiers mois de la pandémie. «Mais ça ne suffisait pas pour tourner. Les loyers ici sont exorbitants! J’ai donc investi 40’000 dollars, chauffage y compris, pour confectionner les terrasses de mes deux restaurants.» Certains n’en ont pas eu les moyens: «Dans ma rue, cinq restaurants ont dû mettre la clef sous le paillasson. Et ma rue est petite…» Selon l’association faîtière de la branche, 140’000 emplois ont été perdus en ville depuis le début de la pandémie. Le plan des autorités d’autoriser les terrasses a en revanche permis de sauver 100’000 emplois, selon le maire Bill de Blasio.

Patron du Café Paulette, à Brooklyn, le Français Lionel Bremond raconte: «On ne trouvait plus aucun système de chauffage en stock à New York. Tous les prix ont explosé: celui du plexiglas ou du bois a doublé en un an. Mais l’Etat nous a donné une autorisation de mettre une taxe Covid sur l’addition, pour amortir ces frais. Cette taxe peut s’élever jusqu’à 10%, mais on a trouvé que c’était exagéré. On l’a réduite à 5%. Ce qui nous permet de payer en partie l’électricité. On a environ 200 dollars d’électricité par jour. Plus le gaz employé dans nos lampes chauffantes. Une bonbonne de gaz, c’est 32 dollars. Et ça fait un service. Quand vous en avez dix, ça fait 300 dollars par jour. A la fin de la semaine, c’est 2000 dollars juste pour l’énergie.»

Mais aucun client ne s’est plaint de cette taxe, assure Lionel Bremond. «On est peut-être à New York mais ici, à Brooklyn, il y a un esprit communautaire. Les clients nous ont beaucoup encouragés alors qu’on était au bout du rouleau.» Par rapport à 2019, son chiffre d’affaires a connu une baisse importante, dit-il. «Ça aurait pu être pire. J’ai de la chance d’avoir un propriétaire qui a été compréhensif (comme pour un certain nombre de restaurateurs, ndlr). Ça m’a permis de passer l’année.» Et les gens ont pris goût à venir manger dehors. «Quand il fait en dessous de zéro, c’est compliqué», concède-t-il. «Mais s’il fait 5 degrés, on travaille très bien! Je suis arrivé ici en 1993. J’ai vécu le 11 Septembre, l’ouragan Sandy, le krach boursier de 2008… Mais il y a une résilience dans la culture new-yorkaise qui est incroyable. Les gens sont toujours à fond. Et ça, c’est très encourageant.»

Aussi des aides publiques

Les restaurateurs ont également pu bénéficier d’une aide publique, sous forme de prêt. «Je ne peux pas vous dire le montant. C’est secret. Mais c’est conséquent», avance Gérald Barthélemy. Lionel Bremond se montre un peu plus loquace: «Nous avons touché une aide en avril, et une autre est en cours. Pour la première aide, cela représentait deux mois et demi de masses salariales. Pour la deuxième, trois mois et demi. Ça a permis de combler la baisse du chiffre d’affaires.»

De son côté, Benoît Amsler entend voir les choses positivement: «Cela a été dur effectivement. Mais le changement de manière de faire a quand même amené énormément de bienveillance et d’espoir à New York.» Si Bill de Blasio – qui quittera la mairie en fin d’année – a annoncé que les terrasses pourraient définitivement faire partie du paysage new-yorkais, rien n’est moins sûr. Pour l’heure, l’autorisation est prolongée de manière indéterminée. «La seule chose que je trouve dommage, c’est de ne pas avoir imposé des directives sur l’architecture des terrasses. Parce qu’on voit tout et n’importe quoi. Mais sinon, c’est super. C’est beaucoup plus vivant», souligne Gérald Barthélémy. «Les gens ont goûté à ça. Ils ne vont pas vouloir revenir en arrière. Le maire qui voudra retirer les terrasses, il va avoir chaud.»


«Ne pas se mettre en porte-à-faux»

Feu vert incertain pour les terrasses en Suisse dès le 22 mars. Les restaurateurs ont-ils le choix? Pas vraiment.

En Suisse, à la différence de New York, les trois fermetures des restaurants survenues en 2020 ont signifié l’arrêt total de l’activité, terrasses comprises, sauf durant une courte période sur les pistes de ski. Faut-il assurer à nouveau le service en extérieur à partir du lundi 22 mars prochain comme le propose le Conseil fédéral si la situation sanitaire le permet?

«Nous réfléchissons à un concept pour un de nos trois établissements où nous disposons de la plus grande terrasse», explique Frédérique Beauvois, restauratrice à Lausanne et membre du collectif #quivapayerladdition. «Dans notre collectif, peu nombreux sont ceux qui veulent ou peuvent faire de même. Mais il faut garder le contact. Nous ne voulons pas être considérés comme d’éternels mécontents! Nous pourrions servir des fondues au lieu des mets de brasserie que nous apprêtons d’habitude. Nous travaillerions à perte. Et que faire des clients s’il se met à pleuvoir? Sans compter que la fermeture guette à cause de la situation sanitaire.»

La restauratrice vaudoise connaît bien la situation aux Etats-Unis où elle a vécu un an. «Là-bas, les gens consomment souvent dans des sortes de take-away dotés de quelques tables», observe-t-elle. «Le repas dure une quinzaine de minutes, du coup je ne suis pas étonnée de leur succès. Tandis que chez nous, le plaisir de la table domine. Les gens aiment rester une heure ou plus à déguster un bon plat.»

Difficile à satisfaire dans les conditions climatiques actuelles en extérieur en Suisse mais les restaurateurs ont-ils le choix? «Si nous laissons les terrasses fermées alors qu’on peut les exploiter, cela va nous mettre en porte-à-faux avec nos clients», réagit Maurice Paupe, président de Gastro Jura. «Il y aura des inégalités. Actuellement, il y a 30 cm de neige sur la terrasse de mon établissement à Saignelégier (JU), je ne peux donc pas ouvrir même si je le voulais! Des cafetiers situés au bord des lacs de Neuchâtel et Bienne pourront le faire. Il y a fort à craindre aussi que le maigre chiffre d’affaires réalisé soit déduit des aides.» PAS


Restaurateurs ou serviteurs de la population?

Malgré l’incertitude renforcée par la progression du coronavirus en Suisse, la tenancière du Joran, à Neuchâtel, va préparer ses tables à l’extérieur. «Nous avons 50 places en terrasse au bord du lac mais le problème, c’est le froid et le vent», note Victoria Costa. «Nous pourrions ouvrir l’après-midi pour servir le café mais pas pour la restauration chaude, c’est impossible le soir en cette saison.»

Même son de cloche au Silex, à Hauterive (NE), offrant près de 150 places en terrasse. «Nous allons ouvrir mais le délai prévu par le Conseil fédéral pour donner le feu vert définitif – trois jours avant le 22 mars – est trop court», déplore Françoise Pressl-Wenger, exploitante. «Il faut informer nos employés, mettre en route nos machines arrêtées durant cinq mois, il faut tout nettoyer, faire nos commandes, nos achats et nos mises en place. Tout ceci en 48 heures dimanche compris! On nous considère vraiment comme les serviteurs de la population!» Françoise Pressl-Wenger n’y croit pas trop mais se tient prête si la situation le permet, sa terrasse ne faisant vraiment le plein qu’à la mi-mai où les températures se font plus douces. PAS

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