La Liberté

Le tourisme pour lutter contre la mafia

Sicile • L’ombre de «la pieuvre» est encore très présente à Palerme. Depuis dix ans, une association organise des visites guidées et multiplie les initiatives pour inciter les citoyens à se rebeller. Visite guidée.

VALÉRIE DUPONT

Publié le 04.09.2015

Temps de lecture estimé : 9 minutes

«Il est beau mon poisson, venez, voyez comme il est beau…» Non, ce n’est pas le cri du poissonnier gaulois d’une célèbre bande dessinée, mais celui, fort identique mais incompréhensible, d’un Palermitain qui vend son poisson au marché du Capo, dans le centre de Palerme. Ici, les appels des maraîchers, ou plutôt les hurlements, mieux connus sous le nom de «bagnate», en dialecte, attirent les touristes du monde entier.

«J’ai voulu vous montrer ce marché, non seulement parce qu’il représente le folklore sicilien mais surtout parce qu’il est encore une réalité mafieuse», explique Fabio Franzella à un groupe de jeunes touristes. «Malheureusement, poursuit-il, même dans les marchés populaires, nous sommes encore confrontés à l’extorsion imposée par les clans. Ici, les mafieux ne demandent peut-être pas beaucoup, mais même si ce n’est que 5 euros par mois et par maraîcher, c’est une manière de contrôler le territoire. C’est cela l’objectif de la mafia: rappeler aux habitants que Cosa Nostra est omniprésente.»

Un guide antimafia

Fabio est un guide touristique antimafia, il appartient à l’association Addiopizzo qui, depuis 2006, organise des actions pour inciter les commerçants à se rebeller face au diktat de la mafia, et à refuser de payer le «pizzo»; cette taxe que Cosa Nostra impose aux commerces et aux entreprises en Sicile.

Pour les touristes, les membres de l’association proposent aussi des visites guidées de Palerme, en passant par tous les lieux symboliques de la lutte contre la criminalité organisée. «Nous sommes à présent sur la place de la Mémoire, là où se trouve le Palais de justice. Cette place rappelle le sacrifice des juges dans la lutte contre la mafia. L’architecte qui l’a créée a voulu symboliser la perte de liberté que représente la criminalité organisée par ces colonnes entourées de fils barbelés.»

Les jeunes, des Milanais en voyage organisé par leur paroisse, s’installent sur les marches des grands escaliers de cette place où les noms des victimes des attentats de 1992 sont inscrits en grand. Fabio poursuit son discours et on ressent une réelle conviction dans ses paroles: «Cette place nous rappelle aussi que l’année où la mafia a assassiné les juges Falcone et Borsellino, ce fut le début d’une vraie prise de conscience de la population de Palerme qui a commencé à dire non à la mafia.»

La mafia tue encore

Le temps d’une matinée, Fabio réussit à faire comprendre qu’à Palerme, tout ou presque se trouvait sous l’emprise de la mafia. «Regardez, devant vous, le théâtre Massimo, le plus grand théâtre lyrique d’Italie, le troisième d’Europe. Il a été fermé au public pendant vingt-trois ans, soi-disant à cause d’une réparation électrique, la plus longue réparation de l’histoire», raconte le jeune guide en souriant.

Un chantier infini, une technique mafieuse pour empocher les marchés publics pendant des décennies. Finalement, en 1997, le maire de Palerme a imposé sa réouverture, c’était une époque où l’antimafia avait vraiment le vent en poupe. On appelle cette période «le printemps de Palerme».

Les visites guidées organisées par ces jeunes activistes attirent de plus en plus de touristes, principalement des groupes venant du nord de l’Italie, mais aussi des touristes étrangers qui veulent voir la Sicile avec un autre regard. «La mafia est sans pitié, la mafia pense à ses propres affaires et, surtout, la mafia tue, explique Dario Riccobono, président d’Addiopizzo Travel. Notre objectif est de raconter l’histoire de la Sicile et forcément celle de la mafia, mais en insistant sur la lutte contre la criminalité organisée!»

Le risque de dérive

Cette dernière précision est importante. Dernièrement, en effet, des voyagistes étrangers, américains et allemands, ont proposé des «mafia tours» de la Sicile, avec en point d’orgue la rencontre avec le fils de Bernardo Provenzano. Celui qui fut l’un des boss de Corleone a été condamné à trois reprises à perpétuité par contumace et finalement arrêté en 2006, dans une bergerie, après s’être caché pendant quarante-trois ans.

Le fils du boss est donc payé pour raconter les années de gloire de son père, et ce que signifie être enfant dans une organisation mafieuse. Des rencontres qui ont suscité de nombreuses polémiques en Sicile. «C’est vraiment une honte, poursuit Dario, de réduire le boss mafieux à un personnage folklorique qui tire des coups de fusil dans le style du «Parrain» et de transformer ces criminels en personnages de légende pour les touristes. C’est simplement une offense pour les victimes de la mafia, mais aussi pour tous les habitants de Palerme en général. Les touristes doivent comprendre que Palerme est bien plus belle sans la mafia.» La Libre Belgique

> Voir aussi le documentaire «Berlusconi et  la mafia - Scandales à l'italienne», dimanche soir sur TSR2.

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En prison, Toto Riina reste le parrain des parrains

«Nous les avons tous transformés en thons, ce fut un abattage de thons!» Des thons… Voilà comment Toto Riina parle aujourd’hui de ses nombreuses victimes lorsqu’il raconte aux autres détenus ses hauts faits d’armes, qui ont fait de lui «le boss des boss» de la mafia sicilienne. Dans la cour de la prison de Parme où il est actuellement incarcéré, le parrain de Cosa nostra, âgé de 84 ans, tente encore d’imposer son image de chef suprême.

Le vieil homme, qui souffre de problèmes cardiaques, parle sans savoir que les autorités judiciaires l’écoutent lors des promenades dans ce quartier de haute sécurité. Les seuls qui avaient compris la réelle puissance du clan Riina étaient sans aucun doute les juges Falcone et Borsellino, assassinés sans pitié en 1992, sur ordre du boss de Corleone. Toto Riina dort en prison depuis le 15 janvier 1993.

Ce jour-là, le parrain sanguinaire est arrêté après avoir échappé pendant vingt-quatre ans aux filets de la police italienne. L’Italie découvre à la télévision le visage de ce petit homme râblé, qui ressemble plus à un paysan des campagnes siciliennes qu’au chef tout-puissant de la plus grande organisation criminelle de son époque.

Pendant quarante ans, Toto Riina et son clan de Corleone, du nom de sa ville natale, mettront à feu et à sang la Sicile tout entière. Le trafic de drogue et les grands chantiers publics permettent au clan un enrichissement rapide. Des juges, des policiers, des entrepreneurs, des mafieux trop encombrants: tout le monde tombe sous les balles des hommes de Toto Riina.

Celui que l’on surnomme «’u curtu», à cause d’un physique ingrat, gagne la guerre des clans, en éliminant les autres boss de la région de Palerme. Ainsi, 200 hommes du camp adverse tombent sous les balles de la fameuse «lupara bianca» (assassinat mafieux sans découverte du cadavre). Le massacre se poursuit jusqu’en 1982, lorsque Toto Riina prend la tête de la mafia sicilienne.

A Palerme, le boss Riina s’occupe d’éliminer tous les adversaires politiques du maire, le démocrate-chrétien Vito Ciancimino, auquel il est lié. Ainsi, le frère de l’actuel président de la République, Piersanti Mattarella, sera froidement assassiné en 1980. Grâce à ses relations politiques, Toto Riina tente de faire annuler le jugement du maxi-procès où le boss et ses hommes ont tous été condamnés à perpétuité. C’est le député Salvo Lima qui doit s’activer en ce sens; ce dernier sera assassiné en 1992 car le jugement est confirmé et tous, hormis Toto Riina, alors toujours en fuite, se retrouvent derrière les barreaux.

Arrêté en 1993, condamné à perpétuité à plusieurs reprises, Toto Riina ne règne plus sur Cosa Nostra depuis plus de vingt ans, mais personne n’a pris sa place. Les parrains de son envergure ont tous disparu, tués ou emprisonnés. Pourtant, les clans ont toujours le contrôle du territoire, respectant les règles mafieuses, afin d’éviter de se faire la guerre. Aujourd’hui, Cosa Nostra est composée de petits criminels qui vivent avec le mythe de Toto Riina. De sa prison, même affaibli et malade, ce dernier reste donc encore et toujours «le» parrain de la mafia. VDU

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Toujours dangereuse

Malgré la «fin d’activité» du boss Toto Riina, Cosa Nostra reste toujours dangereuse, surtout parce qu’elle «continue à polluer le tissu social de la ville», explique le substitut du procureur de la direction nationale antimafia, Maurizio De Lucia. A Palerme, Cosa Nostra continue de recruter énormément de personnes qui évoluent dans la criminalité de modeste envergure, mais aussi dans la criminalité organisée. Ces nouveaux mafieux n’ont plus le même sens de l’honneur que les vieux parrains. A peine sont-ils arrêtés, qu’ils crachent le morceau à la police, explique le magistrat. «Mais Cosa Nostra n’a plus de direction stratégique, il n’y a plus de vrai chef sur le territoire», ajoute Maurizio De Lucia. VDU

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