La Liberté

Les lions ne font pas de vieux os

L’Afrique du Sud est le seul pays à exporter des os de lions issus de l’élevage avec la bénédiction de la CITES. Ce commerce menace les lions sauvages car il stimule la demande en Asie et le trafic illégal

Les bébés lions arrachés très jeunes à leur mère servent d’attraction touristique dans les fermes d’élevage sud-africaines avant d’être abattus à l’âge adulte pour l’exportation d’os. ©Blood Lions
Les bébés lions arrachés très jeunes à leur mère servent d’attraction touristique dans les fermes d’élevage sud-africaines avant d’être abattus à l’âge adulte pour l’exportation d’os. ©Blood Lions

Thierry Jacolet

Publié le 20.08.2019

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Afrique du Sud » Il a de la gueule, le Roi Lion, en version pixellisée. Crinière au vent, il trône en mâle respecté sur une savane vierge de toute activité humaine. Comme si rien ne s’était passé depuis le premier volet en 1994. Comme si la magie du cinéma pouvait encore masquer la réalité: vingt-cinq ans après, la moitié des lions sauvages d’Afrique a été décimée.

Sur les 20’000 individus subsistant dans la nature, quelque 2500 à 3000 sont localisés en Afrique du Sud. Bien moins que les spécimens parqués dans plus de 200 fermes d’élevage privé. Entre 8000 et 11’000 vivent derrière des grillages dans des conditions terribles, en attendant d’être réduits à un tas d’os en partance vers l’Asie.

Organismes indépendants, scientifiques, ONG de tout poil dénoncent depuis des années ce commerce nébuleux très lucratif. Elles attendent des mesures de la part de la Conférence des parties de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) ou COP18 qui se déroule à Genève jusqu’au 28 août.

1. Comment fonctionne l’industrie du lion?

La chasse pour un duo mâle-femelle? 22’000 francs. Un crâne d’adulte? 1000 francs. Un kilo d’os? Au moins 150 francs. L’Afrique du Sud a fait du lion un produit commercial recyclable de la tête aux pieds. Il est le seul pays du monde à vendre légalement depuis 2016 des parties du corps de lions d’élevage, avec la bénédiction de la CITES. Mais c’est depuis les années 2000 que cette industrie du lion brasse des millions de dollars sur le dos des fauves en captivité.

Les touristes paient pour porter des lionceaux arrachés à leur mère trois jours après leur naissance ou caresser des jeunes aux côtés d’autres félins. Adultes, ils servent de cibles aux visiteurs avides de trophées au cours de «chasses en boîte», sorte de tire-pipe dans des enclos. Le crâne est ensuite vendu comme trophée, les os comme produits pour la médecine traditionnelle asiatique, les griffes et les dents comme bibelots.

2. Pourquoi ce commerce est-il si juteux?

Les fermes d’élevage exportent 98% des os vers le Laos et le Vietnam, alimentant la demande croissante des Asiatiques pour les produits aux prétendues vertus médicinales censés augmenter la libido, soulager de l’arthrite ou des rhumatismes. Un fémur de lion peut finir en vin de lion ou en gâteau de tigre. De tigre? Oui, car les consommateurs chinois ou vietnamiens sont souvent «trompés jusqu’aux os».

«Les squelettes de lions et de tigres sont à environ 90% semblables», précise Karl Ammann, chercheur suisse expert du commerce des espèces menacées, qui a vécu 40 ans au Kenya. «Un squelette de tigre peut valoir entre 20’000 et 40’000 dollars, alors que celui d’un lion est vendu 2500-5000 dollars. L’importateur asiatique qui fait passer des os de lion pour des os de tigre peut faire de gros profits.» Les os sont bouillis et servent par exemple à fabriquer des barres énergétiques vendues 1000 francs l’unité.

3. Qu’est-ce qui est reproché aux acteurs de ce trafic?

Le Gouvernement sud-africain exporte des os de lion depuis février 2008. Une pratique exercée d’abord dans la discrétion avant que le pays ne légalise ce commerce en 2017, délivrant des permis d’exportations CITES, avec un quota de 800 squelettes par an. Une limite fixée sans consultation publique ni base scientifique. Au début de ce mois, la Haute Cour sud-africaine a déclaré que les quotas fixés en 2017 et 2018 étaient «illégaux et inconstitutionnels». Un jugement qui ne devrait pas changer la pratique. Les observateurs ne cessent de dénoncer les failles dans le contrôle de ce marché, que ce soit au niveau des tests ADN avant l’exportation ou de l’absence de permis requis de la part du pays destinataire. «Comme il n’y a aucun enregistrement à son arrivée en Asie, l’os disparaît dans le système et perd toute traçabilité», déplore Karen Trendler, responsable du commerce et traite à la NSPCA, plus ancienne organisation de défense des animaux en Afrique du Sud.

« Ce commerce d’os encourage l’élevage, le braconnage et le trafic illégal »

Ross Harvey

Ce canal servirait à faire passer en douce les os de félins sauvages issus du braconnage en Afrique. «De nombreux commerçants sud-africains ont des liens connus avec des syndicats de criminels internationaux, ce qui fait craindre que des pièces de lion ou d’autres félins acquises illégalement ne soient acheminées dans des voies légales», assure Ross Harvey, chercheur en gestion des ressources naturelles au South African Institute of International Affairs.

4. Pourquoi ce commerce menace les lions sauvages?

Le commerce légal protège-t-il vraiment les lions sauvages, comme le martèle le Département national des affaires environnementales – qui n’a pas répondu à nos sollicitations? «Au contraire, ce commerce répond à une demande grandissante en Asie qui encourage l’élevage, le braconnage et le trafic illégal en raison de ses profits», insiste Paul Funston, directeur régional pour l’Afrique australe chez Panthera, un groupe international de conservation des félins. Il observe les effets dans les pays voisins: «Il y a un commerce illégal d’ossements et de produits dérivés des lions en Afrique à grande échelle mis en évidence par l’augmentation des cas de braconnage et de trafic de lions, par exemple au Mozambique», éclaire-t-il.

Certains craignent même un effet domino. «Tant qu’il existe un stock légal d’os de lion vendu comme os de tigre, il est inconcevable de réduire la demande de consommation d’os de tigre», souligne Ross Harvey. «Ce commerce légal d’os de lion contribue à la disparition des tigres sauvages.»


«Task force en vue»

Tom De Meulenaer est chef du Service scientifique de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES).

La CITES envisage-t-elle de renforcer les mesures à la COP18 de Genève pour mieux contrôler le marché d’os de lions?

Tom De Meulenaer: Lors de cette Conférence des Parties, nous allons discuter de mesures concrètes qui visent à enquêter et à contrôler les marchés illicites d’os de grands félins, diminuer la demande pour des produits illicites, et développer des moyens de contrôle plus performants. Ceci ne sera pas facile, mais important pour mieux conserver ces espèces iconiques que sont le lion, le tigre ou la panthère.

Concrètement, que propose la CITES?

Il s’agit de composer un groupe avec Interpol, la Banque mondiale, l’Organisation mondiale des douanes (WCO) afin d’aborder la problématique dans sa généralité, en incluant toute la chaîne de ce commerce, du pays d’origine au pays de destination. Nous proposons aussi de créer un Big cat task force (groupe de travail pour les grands félins, ndlr) pour mieux gérer cette problématique d’os. Elle a eu du succès avec les tigres en Asie. Le problème touche les lions et dans quelques années, ce seront les jaguars.

Des experts du commerce et de la faune dénoncent pourtant le laxisme de la CITES face à ce commerce nébuleux…

Les ONG qui tentent de faire interdire ou de limiter ce commerce mélangent les argumentations. La convention CITES repose sur trois éléments clés: durabilité, légalité et traçabilité. Lors de la COP17 en 2016, la CITES a adopté un quota d’exportation zéro pour des os, griffes, squelettes, crânes et dents prélevés sur des lions sauvages. L’Afrique du Sud a négocié une exception, parce que son commerce concerne des os d’animaux d’élevage et qu’il est supposé avoir peu d’impact sur la survie des lions sauvages en Afrique. Ce commerce est soumis à des quotas annuels et contrôlé à l’aide des permis CITES.

Ce canal légal ne facilite-t-il pas l’écoulement de félins braconnés?

Peut-être, mais pour le moment, il n’y a pas beaucoup d’indications que cela correspond à la réalité. L’Afrique du Sud applique un système de marquage génétique de ces squelettes, contrôlable à l’importation. Ce qui complique les choses, ce sont les marchés illicites parallèles en Asie, entre autres sur internet, avec des os de tigres, de léopards des neiges et d’autres grands félins. Une fois que les os sont transformés en liquides ou en poudre, on ne peut plus savoir à quel animal ils appartiennent. Thierry Jacolet


Des os expédiés aux pays du trafic illicite

Entre 2008 et 2015, l’Afrique du Sud a délivré des permis d’exportation aux fermes de lions pour plus de 5363 squelettes, près de 700 par an. Les 51% ont été expédiés au Laos et les 47% au Vietnam. Deux plaques tournantes bien connues du commerce international illicite massif d’espèces sauvages. Les os ne font que transiter par ces pays où ils sont achetés par des investisseurs avant d’entrer en douce, en Chine notamment, pour y être consommés. «Le Laos et le Vietnam sont utilisés pour déplacer ces produits illégaux en raison de la faiblesse de l’application de la loi et des niveaux élevés de la corruption», constate Karen Trendler, responsable du commerce et traite à la NSPCA, organisation de défense des animaux en Afrique du Sud. TJ

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