La Liberté

Kennedy et les tunnels sous le Mur

Après la construction du Mur de Berlin (1961), des Allemands tentent malgré tout la fuite à l’Ouest

Film documentaire désormais disponible au bas de l'article

Vincent Chobaz

Publié le 08.06.2018

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Guerre froide »   Berlin, 7 août 1962. Une confrontation historique de quelques heures vient de s’achever. Une année après la construction du Mur, d’un bout à l’autre du tunnel de la Kief­holzstrasse creusé sous la frontière, tous les acteurs du drame allemand se sont fait face: les excavateurs, leurs complices rabatteurs, les candidats à l’exil, la Stasi, les soldats est-allemands, la police de l’autre bord, l’armée US… le tout immortalisé par une chaîne de télévision américaine qui a acheté les droits exclusifs de l’évasion souterraine. La guerre froide montée en show manichéen. Ce jour-là, l’opération tourne au fiasco. Le piège de la Stasi se referme sur une quarantaine de citoyens de la République démocratique allemande (RDA), qui venaient de tout quitter dans l’espoir de rejoindre le «monde libre». Police, menottes, prison.

La plupart échouent

Septante-cinq projets de tunnel des deux côtés du Mur ont vu le jour, pour l’essentiel dans les années 60. La plupart de ces entreprises ont échoué. Au final, seules 300 personnes ont ainsi pu fuir la RDA. Un chiffre dérisoire en comparaison des 2,7 millions de citoyens qui ont trouvé refuge à l’Ouest avant l’érection du Mur.

Pourtant, la petite histoire des tunnels s’inscrit bien dans la grande histoire de l’Allemagne d’après-guerre. Pour preuve, les efforts sans précédent déployés par l’administration Kennedy pour interdire la diffusion de deux documentaires retraçant l’épopée des excavateurs berlinois, à l’été 62. Dans un contexte de tension exacerbée entre les deux grandes puissances, le président Kennedy n’a aucune envie que ses compatriotes découvrent les malheurs du peuple allemand en prime time. La guerre froide menace de dégénérer. Il y a la crise des missiles de Cuba et ces ogives pointées en direction des Etats-Unis. Berlin, récemment coupé en deux, est alors l’autre épicentre des rivalités Est-Ouest.

En première ligne

«La ville était non seulement le point d’abcès le plus inflammable de la guerre froide, mais elle était en première ligne de la bataille du renseignement: c’était une des rares arènes où les Etats-Unis et l’URSS étaient en conflit direct», relève Greg Mitchell dans Les tunnels de la liberté. Le journaliste américain, qui se base tant sur les archives de la Stasi que sur les dossiers du Département d’Etat et de la CIA récemment déclassifiés, fait le lien direct entre Berlin et La Havane: «Le 18 octobre, le président réitéra son avis: à la moindre intervention militaire à Cuba (il optera finalement pour le blocus de l’île, ndlr), les Soviétiques se jetteront sur Berlin.»

Course contre la montre

Dans l’ancienne capitale allemande, les chaînes CBS et NBC ont eu vent des premières évasions par tunnel. En janvier 1962, le Bild Zeitung publiait les photos – le journal en a payé l’exclusivité aux initiateurs du projet – de la fuite de 28 réfugiés est-allemands passés sous le Mur. Une course contre la montre s’engage alors entre les deux réseaux concurrents. Chacun veut être le premier à filmer et diffuser ces images spectaculaires au public américain. CBS trouve un filon, et convainc les excavateurs de la Kiefholzstrasse de s’embarquer dans l’aventure, en finançant les travaux, en échange des droits exclusifs. Un documentaire vaut bien une légère entorse à la déontologie. NBC n’est pas en reste, et trouve à son tour «son» tunnel, celui dit «de la Bernauerstrasse». Droit d’entrée? L’équivalent de 150 000 dollars actuels. Dans un cas comme dans l’autre, ce sont de jeunes Allemands qui sont à la manœuvre, équipés de simples pelles, juste habités par l’idée de retrouver un membre de leur famille ou un ami laissé de l’autre côté du Mur.

Greg Mitchell fait le récit au quotidien de l’avancement des deux projets concurrents, des mois d’effort, des risques considérables pris par les «tunneliers», de cette vie d’ermite, embourbé dans un boyau irrespirable creusé quelques mètres sous le pavé berlinois.

Le «tunnel CBS» aboutit à l’Est dans une maison transformée en souricière par la Stasi. Un échec pour la chaîne, qui décide malgré tout de produire le documentaire. Washington fait barrage. Il ne sera jamais diffusé. Plus de réussite pour NBC. En septembre 1962, 29 réfugiés est-allemands emprunteront le tunnel de la Bernauer­strasse pour passer à l’Ouest, sans qu’une goutte de sang ne soit versée. Les premiers rushes sont époustouflants: du jamais-vu à la télévision, un reality-show tourné sur la ligne de front, commente NBC, avec des images dramatiques comme celles de ce père qui étreint pour la première fois son garçon, né de l’autre côté du Mur. La chaîne en tire un film de nonante minutes, The Tunnel.

A Washington, ni Kennedy, ni son secrétaire d’Etat Dean Rusk, ne partagent ce bel enthousiasme («c’est exactement le genre de dossier qui peut exploser à la figure du président»). L’administration sait que les chaînes ont subventionné le percement des tunnels et de fait, ont participé à mettre en scène le drame. Sans censurer formellement le documentaire, Rusk condamne «la participation secrète d’une télévision américaine à des opérations aussi délicates que des évasions sous le Mur de Berlin». Sous la pression, NBC ajourne la sortie du film. Il sera diffusé six semaines après la date initialement prévue. L’année suivante, The Tunnel sera récompensé par trois Emmy Awards: meilleur documentaire, meilleur reportage et meilleure émission de l’année.

C’est à cette époque que Kennedy charge la CIA de compiler des renseignements sur certains journalistes américains, l’opération Oiseau moqueur. En 2007, les documents sont déclassifiés et révèlent l’existence de ce programme de surveillance. Ce procédé sera repris par une longue liste de locataires de la Maison-Blanche.

> Greg Mitchell, Les tunnels de la liberté, Grasset, 2018.


 

L’obstination d’Harry Seidel

Ancien champion d’Allemagne de cyclisme sur piste et médaillé sur route, Harry Seidel passe à l’Ouest quelques mois avant la construction du Mur. Dès lors, il n’a plus qu’une idée en tête: y retourner pour récupérer les membres de sa famille restés de l’autre côté. Il parvient à passer la frontière à plusieurs reprises, par voie terrestre, et revient avec femme et enfant. Mais sa mère, elle, reste du «mauvais» côté du Mur. Alors il choisit de creuser. Au total, la Stasi lui imputera la responsabilité de sept tunnels(!) par lesquels des dizaines de ses compatriotes rejoindront l’autre bord. Ce qui fera de lui le plus infatigable excavateur de l’histoire de la guerre froide. Arrêté lors d’une énième expédition souterraine dans le secteur soviétique de la ville, Seidel échappera à la peine de mort mais sera condamné à la prison à vie. Alors que son fils a déployé tant d’effort pour la faire passer à l’Ouest, Madame Seidel finira par organiser elle-même son évasion, à l’occasion d’une innocente visite de famille à Berlin-Ouest. Elle reverra finalement son fils. Quatre ans après son arrestation, Harry Seidel bénéficie d’un «rachat» de prisonniers financé par la République fédérale allemande. En 2012, il est décoré de la Croix du mérite, avec quatorze autres passeurs. ViC


 

« Fritz Bauer, un procureur contre le nazisme »

 

Retour sur le combat du juge Fritz Bauer dans l'Allemagne Fédérale conservatrice des années 50 et 60, où d'anciens nazis occupaient encore des postes et des fonctions officiels. C'est l'histoire de la RFA que le film raconte, de sa fondation aux premières révoltes de la jeunesse en 1967.

 

Réalisation: Catherine Bernstein, 2018

 

 


 

HISTOIRE VIVANTE

Radio: Ve 13 h 30

TV: Fritz Bauer, un procureur contre le nazisme 

Di 22 h 05

Lu 23 h 45

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