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La course aux routes du Grand Nord

Le réchauffement climatique ouvre de nouvelles voies au transport maritime. Mais à quel prix?

La régression progressive de la banquise rend les routes de l’Arctique toujours plus navigables. © Fotolia
La régression progressive de la banquise rend les routes de l’Arctique toujours plus navigables. © Fotolia
La course aux routes du Grand Nord
La course aux routes du Grand Nord

Pascal Fleury

Publié le 31.08.2018

Temps de lecture estimé : 6 minutes

Arctique » «Celui qui commande sur mer possède un grand pouvoir sur terre», disait le chevalier de Razilly, inspirateur de Richelieu. En géopolitique, les formules d’hier offrent souvent des clés de compréhension pour le monde d’aujourd’hui.

Si l’océan Arctique intéresse pareillement les Etats – qu’ils soient limitrophes ou éloignés –, ce n’est pas qu’en raison des gigantesques réserves en hydrocarbures qu’il recèle. C’est aussi parce que ses routes maritimes, qui deviennent toujours plus accessibles en raison du réchauffement climatique, représentent un enjeu crucial pour le commerce international entre l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord.

Depuis une année, la course s’accélère pour exploiter le passage du Nord-Est, qui longe les côtes russes. Tous les grands armateurs y prennent part, développant des installations et des cargos toujours plus performants pour briser la glace et étendre la période de navigation sur ces voies stratégiques.

Méthanier brise-glace

Ainsi, par exemple, en juillet 2017, le méthanier brise-glace russe Christophe de Margerie, affrété par Total, a été le premier tanker à franchir le passage du Nord-Est vers l’Asie sans devoir être escorté par un remorqueur brise-glace. Long de 300 mètres et pouvant transporter plus de 170 000 mètres cubes de gaz naturel liquéfié (GNL), il est capable de briser la glace jusqu’à 2,1 mètres d’épaisseur. Grâce à la route maritime du nord, il ne met que 15 jours pour rallier la Corée du Sud depuis la péninsule de Yamal en Russie, contre 30 jours par le canal de Suez. Un gain de temps qui se chiffre en dizaines de milliers de francs de carburant économisés.

Dernier exemple en date, le grand armateur danois Maersk, leader mondial du transport maritime, vient de lancer un premier porte-conteneurs sur la route arctique, le Venta Maersk. Le cargo, long de 200 m et doté d’une capacité de 3600 conteneurs (6 m), a quitté Vladivostok la semaine dernière pour rallier Saint-Pétersbourg en longeant la Russie par le nord, avec une cargaison de poisson russe et de matériel électronique sud-coréen.

Selon un porte-parole du groupe, cité par l’agence Reuters, ce test ne signifie pas que la route du Nord-Est est devenue une alternative aux voies maritimes usuelles. Bien que le trajet soit plus court, il n’est pas prouvé pour l’instant que cette nouvelle route soit commercialement rentable pour les cargos porte-conteneurs.

Route de la soie polaire

N’étant praticable que peu de temps durant l’année, le passage du Nord-Ouest, qui se glisse entre les îles du Grand Nord canadien, intéresse pour l’instant surtout les bateaux de plaisance et de croisières. Mais la Chine y a envoyé l’an dernier un brise-glace scientifique, avec l’autorisation du Canada, pour étudier ce qu’elle surnomme déjà «la voie d’eau dorée».

C’est que Pékin veut se profiler comme un acteur majeur du monde arctique. En janvier dernier, le partenaire économique de la Russie a présenté officiellement son projet de «route de la soie polaire». Ce programme est une extension septentrionale du vaste plan de «nouvelles routes de la soie», qui inclut des routes, ports, voies ferrées et parcs industriels devant couvrir 65 pays pour un investissement de plus de 1000 milliards de dollars.

Risques multiples

En 2017, selon la Fédération de Russie, un volume record de 9,7 millions de tonnes de fret a été enregistré sur le passage du Nord-Est, en hausse de 35% depuis 2015. Et le transport maritime pourrait encore décupler d’ici à 2030. Cette tendance à la hausse inquiète fortement les milieux écologiques, qui craignent des marées noires. Ils déplorent déjà une accélération du changement climatique, en particulier du fait des suies rejetées par les cargos, qui noircissent la banquise et diminuent son pouvoir réfléchissant.

En avril dernier, en marge des négociations sur le climat, un accord a été signé par l’Organisation maritime internationale pour que le secteur réduise ses émissions de CO2 de 50% d’ici à 2050. Les armateurs devront passer peu à peu à des carburants alternatifs, comme le GNL. Mais ces efforts n’interviendront-ils pas trop tard?

 


 

Des navigateurs qui n’avaient pas froid aux yeux

Pour les pionniers, les routes maritimes de l’Arctique furent tout sauf un long fleuve tranquille. Petit rappel historique.

Depuis le XVIe siècle, des navigateurs n’ont cessé de défier la banquise. En 1553, les Britanniques Richard Chancellor et Hugh Willoughby se lancent dans le passage du Nord-Est, le plus court chemin de l’Europe à l’Asie. Les Britanniques ne dépassent cependant pas la Nouvelle-Zemble, à mi-chemin des côtes russes. Les expéditions sont périlleuses et de nombreux marins y laissent la vie. Comme le Néerlandais Willem Barents, qui participe à trois voyages, découvre le Spitzberg, mais se retrouve emprisonné dans les glaces.

Ce n’est qu’en juillet 1879, après avoir dû hiverner pendant dix mois à bord de la Vega, une baleinière de 45 mètres, que le baron finlandais Adolf Erik Nordenskiöld réussit à passer de l’Atlantique au Pacifique en longeant les côtes de la Sibérie.

Le passage du Nord-Ouest suscite autant les convoitises. Dès 1497, l’explorateur vénitien Jean Cabot émet l’hypothèse d’un possible passage vers l’Orient par cette voie, tentant même le voyage sur un navire de 50 tonneaux. En 1728, l’officier danois Vitus Béring, servant la marine impériale russe, confirme que la Russie et l’Amérique sont bien des continents séparés. En 1775, l’équipage entier de l’Octavius est retrouvé gelé. Deux ans plus tard, c’est le capitaine James Cook qui tente en vain l’exploit, alors que l’Amirauté britannique promet 20 000 livres de récompense. En 1845, l’expédition géographique de John Franklin dans l’Arctique canadien, se termine mal. Les deux navires engagés sont pris dans les glaces. Les équipages décèdent de famine, scorbut ou saturnisme (les conserves étant souillées au plomb), ou meurent en tentant de s’échapper en traîneau.

Il faut patienter jusqu’en 1906 pour que le Norvégien Roald Amundsen réussisse à franchir la voie ouest. L’intrépide explorateur, qui est aussi le premier homme à atteindre le pôle Sud en 1911, s’offre le doublé en franchissant le passage du Nord-Est en 1918, survivant à 22 mois d’hivernage et à… l’attaque d’un ours! PFY

 

Cargos, la face cachée du fret

Radio: Ve: 13 h 30

TV: Cargos, la face cachée du fret Di: 21 h 05 Lu: 23 h 45, durée: 60'

 

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