La Liberté

La guerre froide culturelle de la CIA

L’agence américaine a longtemps exploité des artistes à leur insu pour promouvoir le «monde libre»

 

A l’instar d’autres peintresaméricains de l’expressionnisme abstrait, Jackson Pollock(1912 - 1956)a connuune notoriétéinternationale phénoménale en partie grâce au ­Gouvernement américain et à la CIA qui ontfinancé très discrètement des expositionsitinérantes d’art moderne pour mettreen valeur la créativité et la libertéartistique américaine. © MOMA/DR
A l’instar d’autres peintresaméricains de l’expressionnisme abstrait, Jackson Pollock(1912 - 1956)a connuune notoriétéinternationale phénoménale en partie grâce au ­Gouvernement américain et à la CIA qui ontfinancé très discrètement des expositionsitinérantes d’art moderne pour mettreen valeur la créativité et la libertéartistique américaine. © MOMA/DR
La guerre froide culturelle de la CIA
La guerre froide culturelle de la CIA

Pascal Fleury

Publié le 02.02.2018

Temps de lecture estimé : 6 minutes

Conflit »   Qui dit guerre froide pense Rideau de fer, course aux armements ou dissuasion nucléaire. Mais le conflit qui a opposé l’URSS aux Etats-Unis de 1947 à 1991 a été aussi, et avant tout, un combat idéologique et psychologique, une guerre d’images, d’idées, de propagande, de désinformation et de pression diplomatique.

Pour riposter contre le bloc de l’Est et son puissant Bureau d’information des partis communistes et ouvriers – le Kominform –, les Américains s’engagent sur tous les fronts. Leur arsenal médiatique et culturel, déjà en partie rodé par l’Office of War Information durant la Seconde Guerre mondiale, va de la presse à la radio et au cinéma, de la littérature à la musique, de la bande dessinée aux beaux-arts.

American way of life

Dès 1946, le Ministère des affaires étrangères finance deux programmes d’expositions itinérantes de peinture, visant à montrer à l’Europe et à l’Amérique latine l’excellence de l’art américain. Des accords sont aussi passés avec la France pour la diffusion de films hollywoodiens, avec protection douanière limitée.

Un programme de bourses, initié la même année par le sénateur républicain James William Fullbright, permet à des milliers d’artistes, intellectuels, professeurs et scientifiques européens de faire le «grand tour» aux Etats-Unis pour découvrir et admirer l’American way of life. Une offre qui s’inscrit en contrepoint idéologique des voyages à l’Est proposés dans les années 1930 aux «compagnons de route» fascinés par l’URSS. Des American Studies sont aussi mises sur pied par les universités américaines un peu partout en Europe.

En 1948, la confrontation culturelle et psychologique est entérinée par le Smith-Mundt Act, qui autorise désormais les Etats-Unis à utiliser tous les moyens d’éducation, d’information et de propagande nécessaires pour endiguer le communisme.

Artistes instrumentalisés

Parmi les ambassadeurs les plus prometteurs de cette Amérique résolument moderne se trouvent les artistes peintres de l’expressionnisme abstrait, qui brillent par leur spontanéité, leur inspiration, leur énergie. «L’abstraction même est le gage de liberté face à la tutelle de la représentation que rappellent les scènes prolétariennes du réalisme socialiste», commente l’historienne Emmanuelle Loyer.

Pendant la guerre, les artistes de cette école – Jackson Pollock, Barnett Newman, Willem de Kooning ou Mark Rothko – ont pu côtoyer à New York de nombreux artistes et intellectuels exilés, comme Mondrian, Chagall, Ernst, Duchamp, Léger… et parfois s’en inspirer.

Repérés par la galeriste Peggy Guggenheim, ils sont alors instrumentalisés par le Département d’Etat comme une «arme incarnée et puissante», porteuse de l’identité américaine, face à l’«art rouge des Soviets».

Des expositions itinérantes sont mises sur pied, mais elles suscitent aussitôt la critique de républicains du Congrès, qui stigmatisent l’art abstrait, le qualifiant d’unamerican, de communiste, de dégénéré.

La CIA comme mécène

C’est alors la CIA (en plein maccarthysme!), qui va jouer le rôle de mécène, finançant secrètement la promotion culturelle à l’étranger au travers de fondations (Ford, Farfield, etc.) ou de musées, en particulier le Museum of Modern Art, à New York.

En Europe, l’agence centrale de renseignement s’appuie principalement sur le Congrès pour la liberté et la culture, dont le siège est à Paris. Cette association anticommuniste, fondée en 1950 à Berlin, réunit de nombreux intellectuels européens, dont Raymond Aron ou le Suisse Denis de Rougemont.

Le cercle publie des revues (Preuves, Der Monat, Encounter…), organise des conférences, expos et concerts, soutient l’émigration d’intellectuels lors de l’insurrection de Budapest. Tout cela avec les montages financiers très discrets de la CIA. A son apogée, le cercle est actif dans 35 pays.

Autant dire que la révélation, en 1964, du soutien occulte de la CIA, fait scandale. La légitimité de l’association s’écroule. Mais la culture américaine est déjà bien implantée. Elle influence toujours l’Europe aujourd’hui…

Charlotte Lepri, De l’usage des médias à des fins de propagande pendant la guerre froide, Revue internationale et stratégique, N° 78, Ed. A. Colin, 2010.
Emmanuelle Loyer, L’art et la guerre froide, dans Art et pouvoir, de 1848 à nos jours, CNDP, 2006.
Frances Stonor Saunder, Qui mène la danse?, Editions Denoël, 2003.
Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme, Ed. Fayard, 1995.


 

Les médias en première ligne face au «péril rouge»

Presse, radio, cinéma, BD… tous les moyens étaient bons pour la propagande américaine.

Dans leur guerre idéologique contre le «péril rouge», les Etats-Unis ont largement fait appel aux médias. Dès 1948, la CIA lance l’Opération Mokingbird (Oiseau moqueur), recrutant journalistes et agenciers. Ce discret contrôle médiatique, contrôlé en personne par le directeur de la CIA Allen Dulles dès 1953, se prolongera au moins jusqu’en 1976, embrigadant au total plus de 400 journalistes, reporters et correspondants étrangers.

Autre vecteur de propagande, la radio. L’antenne publique Voice of America, diffusée en 45 langues en 1951, porte la «voix de l’Amérique» à 100 millions de personnes. Après la mort de Staline, les programmes se font plus subtils, mettant en valeur la classe moyenne pour démonter le préjugé soviétique d’une Amérique de millionnaires et d’ouvriers exploités. Le jazz puis le rock’n’roll s’installent. Parallèlement se développent Radio Free Europe et Radio Liberty. Plus virulentes à l’égard de l’URSS, elles sont financées en sous-main par Washington. En 1980, leur budget est de 87 millions de dollars.

La CIA recrute aussi plusieurs poids lourds d’Hollywood, dont John Ford, John Wayne ou Cecil B. DeMille. Et elle produit elle-même des films, dont le dessin animé La Ferme des animaux en 1954, une adaptation très pro-américaine du roman satirique de George Orwell.

En bande dessinée, Captain America vient à la rescousse. Mais le super-héros, reconverti en «écraseur de communistes», fait un bide. Il sera retrouvé par les Avengers en 1964… congelé dans un iceberg! PFY

 

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TV: La face cachée de l’art américain Di: 21h50 Ma: 00h35

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