La Liberté

Les alliés très discrets de Kim Jong-un

Malgré les sanctions, la Corée du Nord entretient des relations commerciales avec de nombreux pays

Propos recueillis par Pascal Fleury

Publié le 23.02.2018

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Embargo »   Comment la Corée du Nord, qui subit des sanctions onusiennes toujours plus sévères, réussit-elle à financer son programme d’armement nucléaire? «Les petits ruisseaux font les grandes rivières», répond l’historienne et journaliste Juliette Morillot, coauteure avec Dorian Malovic de deux ouvrages récents sur la péninsule Coréenne. En fait, souligne la spécialiste, Kim Jong-un n’est pas si isolé qu’on l’imagine. Il entretient discrètement une multitude de liens économiques, non seulement avec ses alliés historiques chinois et russes, mais aussi avec de nombreux pays non alignés d’Asie et d’Afrique.

Le principal partenaire historique de la Corée du Nord est la Chine. Depuis longtemps?

Juliette Morillot: Leurs liens remontent aux premiers siècles après J.-C., au temps des Trois Royaumes, quand toute la région faisait partie de la Corée. Leurs liens sont toujours très forts dans les bassins des fleuves Yalou et Tumen, qui marquent la frontière entre les deux pays. Lors de la terrible famine chinoise, sous Mao Zedong (1958-1961), c’est la Corée du Nord qui a soutenu son cousin chinois. A son tour, la Chine a aidé Pyongyang lors de la grande famine coréenne des années 1990, fournissant riz, sucre, argent, habits, médicaments… Ces échanges ont posé les bases d’une économie grise qui a fini par changer le visage de la Corée du Nord.

Les sanctions de l’ONU ont-elles changé la donne?

Jusqu’en 2016, les sanctions n’étaient que symboliques. Elles ne concernaient que les yachts de luxe, les chevaux de course, le whisky ou le cognac. Elles n’empêchaient pas le développement d’un programme nucléaire. Aujourd’hui, les sanctions sont plus strictes mais elles favorisent la contrebande et les trafics. La Chine clame qu’elle les respecte mais dans les faits les échanges se poursuivent. Environ 80% du commerce extérieur de la Corée du Nord se fait avec la Chine.

De nombreuses sociétés en lien avec la Corée du Nord ont été fermées dans plusieurs villes, comme à Dandong. Mais les échanges restent faciles, en particulier autour de la préfecture autonome de Yanbian, où beaucoup de Chinois, d’ethnie coréenne, ont un laissez-passer permanent pour la Corée du Nord. Les sanctions n’ont pas de prise sur leur commerce.

Il y a aussi le traité d’amitié signé en 1961. La Chine est-elle prête à intervenir en cas de conflit?

La Chine n’interviendra que si la Corée du Nord est attaquée. En revanche, si c’est Kim Jong-un qui attaque, elle ne le soutiendra pas. La Chine ne cache pas son irritation face à ce voisin turbulent. Mais elle a besoin de la Corée du Nord comme Etat tampon. Elle n’a pas envie de subir un afflux de réfugiés, ni des revendications territoriales, en cas de réunification. Cette attitude protectionniste suscite la méfiance des Nord-Coréens.

Pyongyang entretient aussi des liens historiques avec la Russie…

Ces liens sont devenus très pragmatiques depuis la chute du bloc de l’Est. Auparavant, l’URSS signait des chèques en blanc. Le premier réacteur atomique remonte à l’époque soviétique. Aujourd’hui, la Russie maintient des liens économiques et militaires et balistiques avec son voisin. Il est prévu qu’elle rénove son réseau ferré en échange de ressources minières. En 2014, elle a annulé 90% de sa dette de l’ère soviétique, soit 8,4 milliards d’euros. Et en octobre dernier, le groupe de fibre optique russe TransTelekom a établi une nouvelle connexion internet.

Etonnamment, le Japon est aussi l’un des grands pourvoyeurs de revenus de la Corée du Nord?

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux travailleurs forcés coréens se sont installés au Japon. Ceux qui sont restés fidèles à leurs racines nord-coréennes, soit environ 275 000 personnes, se sont regroupés au sein de l’association Chongryon, une véritable institution qui gère des entreprises, des banques, des écoles et même une université où l’on entonne des chants à la gloire du fondateur du régime Kim Il-sung! Cette communauté rapporte beaucoup d’argent et de technologie à Pyongyang. Elle a financé des hôpitaux et des avenues de la capitale. Longtemps liée aux yakusas – la mafia japonaise –, elle détiendrait des milliers de salles de lucratifs pachinko (jeux électroniques) au Japon.

La Corée du Nord tire aussi ses devises de nombreux autres pays d’Afrique, du Moyen-Orient et du Sud-Est asiatique…

Elle s’est approchée des pays non alignés qui voient les Etats-Unis comme impérialistes. Officiellement, la plupart de ces pays se sont aujourd’hui rangés du côté sud-coréen et donc américain. Mais en sous-main, certains continuent de maintenir des liens militaires, économiques et culturels avec Pyongyang. Les sources financières peuvent provenir d’installations d’usines d’armement, de la fourniture d’armes légères, de la formation de milices, par exemple en Afrique du Sud, au Cambodge ou en Birmanie, ou du partage du savoir-faire nucléaire et balistique avec l’Iran ou l’Egypte. La Corée du Nord édifie aussi des musées et des statues monumentales. Et elle est impliquée dans divers trafics (ivoire, drogues…).

Les transports s’effectuent sous pavillon de complaisance tandis que l’argent est blanchi en devises ou cryptomonnaies au travers d’un énorme réseau de sociétés-écrans, dans des paradis fiscaux comme Hong Kong ou Macao. Une cyberarmée de 10 000 hackers vient en renfort.

Pyongyang s’enrichirait aussi sur le dos d’une main-d’œuvre fournie à bon marché à l’étranger…

C’est effectivement une autre source de revenus pour la Corée du Nord. Mais il faut nuancer. Ces ouvriers ne sont pas des «esclaves» comme on l’a parfois entendu. Après avoir travaillé trois ans dans les pays du Golfe, en Russie, Chine ou Asie du Sud-Est, ils peuvent ouvrir un restaurant ou un commerce à Pyongyang avec leurs économies, même si l’Etat leur prélève trois quarts de leur salaire. Ces postes sont recherchés car c’est une possibilité d’ascension sociale.

Finalement, avec ce commerce souterrain et une économie grise désormais encadrée par des lois, ce n’est pas que le programme nucléaire qui a pu être financé. C’est une nouvelle classe sociale d’entrepreneurs qui a pu émerger et le niveau de vie de la population qui s’est amélioré. Cette population sera la première à pâtir des sanctions internationales.

Juliette Morillot et Dorian Malovic, Le monde selon Kim Jong-un, Ed. Robert Laffont, 2018. Et La Corée du Nord en 100 questions, Ed. Tallandier, 2016.

 


 

«La Seconde Guerre mondiale n’est pas terminée»

Mettant à profit la trêve olympique, Kim Jong-un a dépêché sa sœur Kim Yo-jong en personne aux JO de PyeongChang (photo: Keystone) et envoyé ses athlètes défiler sous un «drapeau de l’unification». La veille, le dictateur assistait à Pyongyang à un spectaculaire défilé militaire à la gloire de ses forces armées. Deux messages contradictoires? «Ce n’est qu’un seul et même message qui résume toute la politique de Kim Jong-un», commente Juliette Morillot. «Avec l’arme nucléaire, il veut marquer son indépendance face aux grandes puissances, montrer que son pays est enfin maître de son destin. Ayant achevé son programme nucléaire et balistique en 2017, il veut désormais s’atteler à son second programme: la réunification des deux Corées. Pour cela, il se présente comme pacificateur et demande à dialoguer avec la Corée du Sud. Le problème, c’est qu’il refuse toute présence américaine dans la région et que les Etats-Unis n’acceptent pas qu’il ait l’arme nucléaire. La Seconde Guerre mondiale n’est pas terminée dans cette partie du monde.» PFY

 

 

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