La Liberté

Les exilés du Printemps de Prague

En 1968, 12 000 Tchécoslovaques ont dû s’exiler en Suisse. Leur intégration n’a pas toujours été facile

Les exilés du Printemps de Prague
Les exilés du Printemps de Prague

Pascal Fleury

Publié le 21.12.2018

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Europe de l’Est » Le 21 août 1968, il y a cinquante ans, les villes de Prague et de Bratislava étaient envahies par les chars soviétiques. Cette épreuve de force mettait brutalement fin aux espoirs d’un «socialisme à visage humain» insufflé par le premier secrétaire du Parti communiste tchécoslovaque Alexander Dubcek dès son arrivée au pouvoir en janvier de la même année. Déçus par l’échec de ce Printemps de Prague, persécutés par la police politique, dépourvus de perspectives professionnelles, des dizaines de milliers de Tchèques et de Slovaques choisissent d’émigrer. Près de 12 000 d’entre eux vont débarquer en Suisse entre 1968 et 1970. Comment ont-ils été accueillis? Ont-ils réussi à s’intégrer? Sont-ils rentrés au pays après la chute du communisme?

Pour tenter de répondre à ces questions, l’historienne Magali Michelet, elle-même petite-fille d’émigrés, est allée à la rencontre d’une centaine d’anciens réfugiés, étudiant précisément vingt parcours dans le cadre d’un travail de master à l’Université de Fribourg. Cette «histoire orale» vient de paraître dans Rêve et réalité d’un exil(1), un ouvrage qui renvoie inéluctablement aux problèmes migratoires du temps présent.

Récits subjectifs

«Ce qui m’a intéressée, en approchant ces témoins déracinés, c’est de comprendre ce qu’ils ont vécu en arrivant dans notre pays, non seulement leur parcours factuel, mais leurs impressions, leurs sentiments, le fond de leur pensée, leur raisonnement d’alors», explique l’auteure. Consciente des limites de l’histoire orale, basée sur des récits subjectifs à l’échelle individuelle, elle en défend toutefois les vertus éclairantes pour une meilleure compréhension de la grande histoire. L’étude qualitative, ponctuée de nombreux témoignages de première main, révèle dans toute sa diversité la complexité des sentiments des exilés, leurs questionnements identitaires, leurs attentes, leurs désillusions.

Les conditions de départ sont déjà catastrophiques. Alors jeune ingénieur, Roman* se souvient: «Ma mère était juge et mon père médecin. Ils ont été arrêtés. Toute notre propriété, tout ce que nous possédions, ils l’ont confisqué. Nous vivions chez une tante.» Même tristesse dans la voix de Stela*, dont la famille avait refusé de signer l’adhésion au Parti communiste tchécoslovaque: «Les Russes sont arrivés en août. Papa a été expulsé du Ministère et tous les plans se sont envolés. Et là, ça a pourri toute la famille.»

Sentiment de culpabilité

Pour ces partisans du changement, la «fuite» est la seule issue. Quelques exilés trahissent pourtant un certain malaise ou même de la culpabilité. Comme le confie cet ancien étudiant, qui était par hasard en vacances en Italie au moment de l’invasion soviétique: «Tout au début, ma mère était choquée que je sois resté à l’étranger. Elle m’a dit: Mais tu dois être ici! Ici, on est en train de lutter! Mon père disait le contraire: Sois content que tu ne sois plus là. Reste où tu es, ne bouge pas. Ma mère s’est alignée sur cette idée-là seulement une fois qu’elle a compris que les Russes n’allaient pas partir.»

En Suisse, les exilés sont chaleureusement accueillis. «C’était l’enthousiasme. Les gens ont tout reçu, soutien, travail, tout!» se souvient une professeure tchèque. Mais dès 1970, avec l’initiative Schwarzenbach contre l’emprise étrangère, l’ambiance se gâte: «Les Suisses étaient toujours très gentils, ou corrects, mais personne ne nous attendait plus les bras ouverts, comme en 1968.» L’insertion dans la société devient plus difficile et préoccupe certains exilés, comme le raconte le fils d’un entrepreneur et d’une médecin: «Mère et père avaient ce «syndrome». Ils voulaient prouver qu’eux aussi, en tant qu’étrangers, ils pouvaient apporter une contribution à la société. C’était une attitude un peu autodestructrice!»

Cette question identitaire, ou d’appartenance nationale, se trouve au cœur de plusieurs témoignages. «Certains exilés m’ont fait part de leur sentiment d’un entre-deux, de n’être ni d’ici, ni de là-bas, explique l’historienne Michelet. Ils se sentent bien intégrés, mais admettent aussi un manque. Parfois, ils disent ne pas bien comprendre l’humour suisse, ou manquer de repères culturels.» La chute du communisme, en 1989, n’incite pourtant que peu de retours au pays parmi les personnes interrogées. «J’étais contente que ça se libère, bien sûr! C’était incroyable, génial. Mais trop tard pour moi, j’étais déjà adaptée à la Suisse», affirme une caissière. Les retours au pays se limitent aux vacances.

Cinquante ans après leur arrivée en Suisse, les exilés tchèques et slovaques restent sensibles à la question des réfugiés, qui leur rappelle leur destin. «On doit les aider, c’est clair», souligne une femme médecin. Elle doute toutefois qu’ils puissent être heureux loin de leur pays et de leur famille. «Je crois que l’on peut vivre partout. Je ne suis pas fixée à ma patrie, la Slovaquie. Mais je pense que le mieux, c’est de rester chez soi.»

* Noms d’emprunt

1) Magali Michelet, Rêve et réalité d’un exil – Parcours de Tchécoslovaques en Suisse, 1968-2018, Ed. Aux sources du temps présent, 2018.

* * *

Un même destin, des itinéraires multiples

Les témoignages récoltés par l’historienne Magali Michelet révèlent la complexité de l’intégration en Suisse. Extraits de parcours de vie.

Exil «On a eu le mal de la famille, des amis et du pays. La première année a été la plus dure. Parce qu’il y avait le premier Noël. Cette séparation s’est fait très fortement sentir. Petit à petit, on s’est rendu compte que notre vie commençait ici.»

B. K., Pédagogue, né en 1949

Accueil «Il suffisait de dire que nous étions de la Tchécoslovaquie et les gens nous répondaient immédiatement «Dubcek, Svoboda!» (Dubcek, liberté!), exprimant leurs sympathies avec le socialisme à visage humain.» P. H., Agent consulaire, 1949

Liberté «En Suisse, on pouvait parler à haute voix dans la rue! Ce qu’on ne faisait jamais en Tchécoslovaquie, parce qu’on se faisait écouter et espionner…» B. K., Pédagogue, 1949

Héritage «Le soin des racines a toujours été important. Les traditions étaient entretenues, nous les cultivons encore aujourd’hui.»

N. N., Enseignante, 1955

Rejet «Quelques années après vint l’initiative Schwarzenbach. Tout d’un coup, tous les étrangers étaient des «porcs»! T. N., Photographe, 1956

Intégration «Je me suis fait naturaliser dès la première occasion qui s’est présentée, en 1977. On fait partie intégrante de la société. En moi, il y a une très grande reconnaissance envers la Suisse!»N. N., Enseignante, 1955

Retour «On est étranger à jamais. Pas du fait qu’on soit nommé «étranger» par d’autres. Il s’agit d’une sensation, d’un sentiment intérieur.»

G. K., Femme médecin, 1946

(legende)Une Tchécoslovaque et sa fille, lors de leur arrivée en 1969 à Genève. DR

Pas de documentaire TV pendant les fêtes. Prochaine page Histoire vivante le 4 janvier.

 

Repères

Réforme

Le 5 janvier 1968, le réformateur Alexander Dubcek devient 1er secrétaire du Parti communiste. Il ouvre la voie à un «socialisme à visage humain» reconnaissant le droit de libre expression et une économie plus libérale.

Réaction

Craignant une contagion, les Etats du Pacte de Varsovie réclament une intervention contre les forces antisocialistes.

Ecrasement

Le 21 août, 200 000 soldats d’URSS, de Hongrie, Bulgarie, RDA et Pologne envahissent par surprise la Tchécoslovaquie, submergeant les rares foyers de résistance active. Le Printemps de Prague est anéanti. PFY

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