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Ma vie d’ectoplasme

Ma vie d’ectoplasme
Ma vie d’ectoplasme

Jacques de Coulon

Publié le 26.05.2020

Temps de lecture estimé : 2 minutes

Opinion

Télétravail, cours en ligne, apéritif virtuel: le coronavirus accentue l’exode vers un monde de plus en plus désincarné. Grâce aux nouvelles technologies, j’ai pu me déconfiner pour discuter à distance avec des amis ou préparer un séminaire par visioconférence. Mais quelle est donc la nature de ce corps s’affichant sur des écrans lointains, présent à de multiples endroits en même temps? Ce n’est ni mon corps physique qui reste dans mon bureau, ni le corps que j’ai en rêve ou en pensées quand je m’imagine sur une plage exotique. Ni non plus ma photo puisque ce portrait virtuel réagit face à autrui.

Alors que nous discutions de nos effigies numériques sur la place du marché, Marc, juge cantonal philosophe, trouva le terme juste: «Dans ces moments-là, nous sommes des ectoplasmes.» Etymologiquement et non pas au sens négatif de zombie proféré par le capitaine Haddock. Le mot vient du grec ektos, au dehors, et de plasma, la forme façonnée. Or mon corps sur écran se définit bel et bien comme une forme de moi-même projetée au loin, donc comme un ectoplasme. Dans ce nouveau corps, je me transporte à l’autre bout du monde pour interagir avec des personnes éloignées tout en demeurant physiquement chez moi.

Le monde des ectoplasmes qui s’impose de plus en plus manque cependant de densité. Je vois des phénomènes, j’entends des paroles, mais tout se réduit à l’audiovisuel, c’est-à-dire à deux sens sur cinq. Me voici amputé du toucher, du goût et de l’odorat, confiné dans un univers à deux dimensions. Impossible de caresser l’être aimé, de manger une fondue ou de humer un parfum sur la Toile! Ces sensations ne peuvent être vécues que physiquement. Dans l’univers plat des écrans, les amours et les relations ne sont que platoniques, sans véritable consistance.

En l’absence de mon corps physique, mon effigie ectoplasmique apte à papoter sur les réseaux sociaux disparaît, mais l’inverse n’est pas vrai: je continue d’exister sans internet. Le monde physique exerce ainsi une primauté par rapport au cybermonde. On objectera que l’empreinte virtuelle survit à la mort. Ne voit-on pas des gens décédés donner un exposé sur le Net? Mais le conférencier n’est plus pour répondre aux questions, contrairement à l’ectoplasme, projection d’une personne vivante.

Rien ne vaut la présence d’un être en chair et en os. Un cadre d’entreprise me disait que les négociations avancent plus laborieusement par vidéoconférence qu’autour d’une table commune. «Il manque les petits gestes partagés. Le charisme n’opère plus.» Normal puisque trois dimensions sensorielles sur cinq sont mises entre parenthèses. Il en va de même pour l’enseignement. On progresse moins vite et l’on assimile moins bien en l’absence de contacts réels. Comme l’écrit Levinas, le visage d’autrui en chair et en os «déborde l’image plastique qu’il me laisse» pour me révéler du nouveau. Bref, mon ectoplasme s’avère utile en temps de confinement, mais il ne saurait me remplacer!

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