La Liberté

Ils racontent leurs premières fois

Cet été, les journaliste du cahier magazine vous proposent leurs premières fois. Que ce soit un film, un concert, ou une BD, ils ont choisi de partager avec les lecteurs de La Liberté, ce petit moment si particulier.

Tamara Bongard lit une BD (Astérix) Photo Lib/Alain Wicht Fribourg,le 29.7.2019 © La Liberté
Tamara Bongard lit une BD (Astérix) Photo Lib/Alain Wicht Fribourg,le 29.7.2019 © La Liberté
Publié le 26.08.2019

Temps de lecture estimé : 16 minutes

Ma première… BD

Il était petit, avec une moustache, toujours accompagné de son gros ami (Qui est gros?) Pardon, de son ami avec un léger embonpoint parce qu’il aime les sangliers. Mais aussi taper sur les Romains (Ils sont fous ces Romains!) Par Toutatis, ce duo au caractère bien trempé faisait le tour de Gaule et moi je découvrais au fil des cases qu’il leur en manquait une, surtout quand il s’agissait de se bagarrer rien que pour le plaisir. Si je ne me souviens pas en détail de cette première lecture, elle m’a fait tomber dans la marmite de la bande dessinée et m’a incitée à dévorer toutes les aventures d’Astérix.

Je devais avoir 9 ans (selon la date d’édition que j’ai retrouvée dans ce livre jauni par trente années passées au soleil). J’ai reçu cette bande dessinée d’un air sceptique (j’avais déjà un air sceptique à l’époque), me demandant bien ce qu’on me voulait avec ce machin plein de phylactères. Puis ce fut le coup de foudre pour ces jeux de mots aiguisés (Les Ibères sont rudes de l’épisode en Hispanie me fait toujours autant rire), ces pirates sombrant toujours dans la panique («Les Gaugau… les Gaugau… les Gaulois»), ces irréductibles qui défiaient la morgue de César.

Je lisais et relisais leurs épopées le matin, en déjeunant, avant d’aller à l’école (mon réveil rose Mickey et Minnie sonnait l’heure fatidique). Une bonne moitié de ces exemplaires est encore maculée de taches de confiture d’abricot tombant de la tranche de tresse tartinée, qui tanguait dangereusement sur les pages.

Et puis, oh joie, quand il a fallu apprendre le latin, à l’école, je pouvais enfin comprendre les petits Romains qui récitaient sagement leurs déclinaisons à l’école (rosa, rosa, rosam, rosae, rosae, rosa). Il paraît que des années plus tard, c’est Harry Potter qui aura cet effet magique sur l’apprentissage de la langue morte. Mais plus important encore, c’est en poursuivant sur cette voie latine que j’ai croisé le chemin d’une amie, qui m’a poussée à m’inscrire à la Page Jeunes de La Liberté. Ce qui fait qu’aujourd’hui j’écris encore pour ce journal. Tout ça grâce à un signe, un petit Astérix, au sommet d’une page. Tamara Bongard


Mon premier… Concert

Rivé à mon canapé, je remonte les yeux fermés le long fleuve aux souvenirs. L’effet n’est pas aussi psychédélique que le passage de la porte stellaire dans 2001 mais bon… A présent, je déambule sur les bords de la Moselle, un samedi soir d’août 1975. Ce soir, Charmes, petite ville des Vosges, accueille Les Rubettes. Je vais voir mon premier concert. Les Rubettes? Cinq anglais coiffés de bérets ridicules. Des garçons dans le vent qui font hurler les filles avec des rengaines pop aux refrains doo-wop comme Sugar Baby Love. A la télévision, on les voit chaque semaine chez Drucker ou Guy Lux! Tous les amateurs de rock vomissent le groupe. Moi le premier. Je préfère Lou Reed, Aerosmith ou les Stones, sombres héros d’une collection de vinyles qui s’enrichit de semaine en semaine. Las, en 1975, un adolescent perdu dans la province n’a aucune chance de croiser ce genre d’icônes autrement que dans les pages de Best ou de Rock’n’Folk. Alors, même si ce n’est pas glorieux, le passage en rase campagne d’un groupe anglais, fut-il ringard, se mue en événement.

En attendant l’heure, je me balade dans les rues proches du chapiteau dressé pour l’occasion. Enfer! Voilà le caïd de ma classe! Un «presque» délinquant que tout le monde surnomme craintivement «Bobott». Entouré de quelques clones de Dick Rivers, il me toise: «Tu n’es quand même pas venu voir les mauviettes?» Je ricane: «Bien sûr que non.» Manque de chance, deux heures plus tard, je retrouve la bande de rockers au pied de la scène. Maintenant, c’est «Bobott» qui a l’air embarrassé: «On est venu juste pour voir…» Ça nous fait un point commun!

Un petit larsen plus tard, Les Rubettes entament leur show. Ils sont plus débraillés qu’à la télé, moins bien rasés aussi. Incapables sans doute de reproduire en live leurs harmonies cajoleuses, ils jouent leurs tubes plus vite, plus fort. Qu’importe, les demoiselles semblent ravies. De mon côté, je fixe le guitariste tandis qu’il mouline le riff de I Can Do It, seul titre potable à mon goût. Et là, dans la moiteur de l’été finissant, frappé par la foudre, je crois voir Jimmy Page qui me fait signe d’avancer vers un avenir de bruit et de fureur. Impossible d’oublier son premier sifflement de tympans… Aujourd’hui, je n’ai toujours pas le moindre disque des Rubettes dans ma collection. Peut-être que je devrais… Jean-Philippe Bernard


Mon premier...film

Des silhouettes de desperados chevauchant leurs montures dans des flaques de sang rouge profond. Puis un cri de coyote déchirant qui annonce les visages burinés de Clint Eastwood, Eli Wallach et Lee Van Cleef, introduits à l’écran par des tirs de revolver. Et cette musique d’Ennio Morricone à vous dresser les poils… Quelque part au milieu des années 1980, cette ouverture grandiose marque au fer rouge ma rétine d’enfant. Un petit gars réservé et timide qui désormais dessinera au stylo indélébile des cicatrices et des impacts de balles sur ses cow-boys Playmobil.

Imaginez, nous sommes en été. Les soirées des grandes vacances sont longues et ce soir c’est Spécial cinéma sur la TSR. Il paraît que je pourrai voir le film en entier cette fois! Nous sommes donc un lundi: Trois films à choix pour lesquels le public peut voter. En douce, je file dans la chambre du haut et compose le numéro sur le cadran rotatoire. Une fois, deux fois, trois fois… J’espère que ça va passer. Le résultat tombe entre le téléjournal de Pierre-Pascal Rossi et la météo: Ce soir je peux enfin voir Le Bon, la brute et le truand. Confortablement vautré dans le canapé familial en velours marron, j’absorbe chacune des vingt-quatre images qui défilent devant moi à chaque seconde.

Une scène en particulier restera pour l’éternité comme ma toute première émotion de cinéma. Tuco, interprété par Eli Wallach – le truand, pour ceux qui n’y connaîtraient rien –, débarque dans un immense cimetière circulaire, le bien nommé Sad Hill. Frénétiquement, il se met à chercher une tombe dans laquelle serait enterré non pas un cadavre mais une montagne d’or. La caméra de Sergio Leone tourne sur elle-même, expression de la frénésie du personnage aveuglé par sa soif d’argent. Tandis que L’estasi dell’oro de Morricone achève de me filer la chair de poule: ses chœurs épiques, ses cloches, ses cuivres triomphants!

Une mise en scène absolument parfaite qui vient clore un film inégalable, le meilleur de tous les temps. Ne me parlez pas de Citizen Kane d’Orson Welles ou de Sueurs froides d’Hitchcock, ni même de Metropolis de Fritz Lang. Lorsqu’il me restera trois heures à vivre, je regarderai Le Bon, la brute et le truand, histoire de partir dans un grand coup de canon. Olivier Wyser


Mon premier… disque baroque

Au début des années 1990, la musique se résumait pour moi à des gammes à six dièses à longueur de semaines et à un appareil dentaire, qui m’ont définitivement découragée de la flûte traversière. Alors à l’adolescence j’ai repris la flûte à bec avec une formidable enseignante. C’était le bonheur, je découvrais le timbre plus chaleureux de l’alto, je jouais (enfin!) de la musique idiomatique: des sonates de Telemann (mon compositeur préféré à cette époque), les inspirantes mélodies renaissantes pour flûte seule de Jacob van Eyck…

 

Ma prof m’avait fait écouter les tout premiers disques du génial flûtiste suisse Maurice Steger, pas encore la star qu’il est devenu, et m’avait gravé, sur un CD vierge, une copie du Stabat Mater de Vivaldi, dans la version de référence de l’Ensemble 415, mené par Chiara Bianchini, avec le contre-ténor Andreas Scholl. La beauté sublime de cette musique a été une révélation! Cette voix si pure, plus aérienne qu’un alto féminin, au vibrato hyper contrôlé a définitivement marqué mes goûts.

J’étais alors ignorante des questions de styles, d’articulation. Les «baroqueux» ont fait mon éducation. Aujourd’hui je préfère encore les interprétations acérées, les registres transparents, les lignes distinctes, les tensions appuyées, la nervosité. Alors les cordes en boyau dans les symphonies romantiques, j’adore. Vocalement, il y avait dans ce grand modèle tout ce que j’aime, à plus de vingt ans de distance: un timbre plutôt pointu, mais chaleureux quand même, qui se doublait au moment où je découvrais la musique ancienne d’une fascination pour cette voix de tête que certains hommes continuent de cultiver quand ils ont mué.

Evidemment j’ai acquis le disque original et d’autres encore d’Andreas Scholl; et je suis allée en faire signer un après le concert qu’il a donné en 2000 à l’aula de l’Université de Fribourg. Il avait un rhume, s’en est excusé, mais mon souvenir reste grandiose. Car il faut l’avouer, pour ne rien gâcher, le chanteur n’était pas moche. Il profitait peut-être de l’effet Farinelli: dans le film sorti en 1994, le castrat le plus célèbre de tous les temps faisait se pâmer les jeunes femmes de la haute société. Impossible aujourd’hui de se faire une idée d’un tel mythe. Mais la relève de ceux qui chantent en partie son répertoire se porte bien. Elisabeth Haas


Mon premier…Massive Attack

Musique » C’est un soir comme les autres. Le repas fini, je file dans ma chambre – en l’occurrence le terme d’antre serait plus adéquat. Un antre donc étouffé par les vêtements froissés, les sacs, les cartables à dessins. Je grimpe l’escalier prétendument pour étudier, réviser, apprendre. Bien sûr, je n’en fais rien. Je rêvasse beaucoup (à ce garçon que je croise tous les jours dans le train mais auquel je n’oserai jamais parler). J’appelle ma copine Silvia que je vois pourtant toute la journée depuis la cage d’escalier en tirant au maximum sur le fil de l’unique téléphone familial. Je dessine et j’écoute Couleur 3. J’ai 18 ans et l’éternité pour moi.

Il est 20 heures passé et dès les premières notes de cette chanson que je n’ai encore jamais entendue, je m’arrête, fascinée par un son ne ressemblant à rien que je connaisse. Karmacoma, sur le second album de Massive Attack, Protection, vient d’entrer dans ma tête et n’en est, à ce jour, toujours pas ressortie.

 

Pressentant que je vais adorer la suite, je me rue sur mon radiocassette Philips noir rehaussé de motifs turquoise (offert par mes parents lorsque je suis entrée en section latine, avec le recul un des plus chouettes cadeaux que j’aie reçus) et j’enfonce les touches rec et play. Car évidemment, j’ai une cassette vierge toute prête. C’est ainsi que le soir venu je confectionne mes bandes-son au lieu de bosser. Immanquablement une partie de l’intro est amputée, le temps que je bondisse. Il y a aussi les paroles coupées de l’animateur, les blancs trop longs ou trop courts, les chevauchements. Du vrai travail d’orfèvre. Nous sommes en 1994 et la vie est belle.

Si je suis parfaitement honnête, un an plus tôt Venus as a Boy de Björk m’avait procuré le même effet. Celui de découvrir un univers nouveau mais évident, inconnu mais excitant. Hasard ou pas, le même homme signe le son de ces deux chansons, le producteur anglais Nellee Hooper. Massive Attack, Tricky, Portishead et Beth Gibbons, Everything but the Girl sont tombés tout cuits dans ma main, et surtout dans mon oreille. A 18 ans, je me serais bien marrée, ou peut-être aurais-je eu peur, si l’on m’avait dit que ces deux chansons auraient une influence durable sur mes goûts musicaux. Et pourtant. Aurélie Lebreau


Mon premier… poème

Littérature » Tout le monde devait y passer. Gravir l’estrade, tourner le dos à ce tableau noir aussi grand que nous étions petits; faire face à la classe narquoise, au professeur sourcilleux. Puis réciter un poème.

Les mots alors se frayaient une voix du fond de notre terreur pour tisser en l’air quelques vers mal appris. Tourneboulée d’angoisse, la mémoire se dévidait: souvent l’un de nous perdait le fil, trébuchait aux enjambements, perdait pied jusqu’à malmener le mètre devant le maître accablé. Il fallait cependant ânonner avec entrain ou la note de récitation valait sanction.

Heureusement, nous avions l’illusion du choix. Un classeur aux pages jaunâtres (probablement pour conférer une aura de noblesse littéraire à son contenu) traversait sans audace l’histoire de la poésie française. Vers de mirliton, bouts-rimés, sonnets dissonants, rien de très excitant pour l’ado que je devenais. «Le vers alexandrin n’est souvent qu’un cache-sottises», écrivait Stendhal que je ne connaissais pas, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir déjà raison.

Dans ce florilège fané, les flemmards comptaient les vers pour ne pas s’encombrer les méninges. Pas encore à l’âge rimbaldien de n’être pas sérieux, je me souviens avoir été un brin plus subtil, délaissant le ronflant Ronsard et le vert Prévert pour apprendre Les P’tits Papiers. Poème certes assez long mais dont les anaphores rendaient l’apprentissage plus facile. J’ai alors fourré ces papelards dans ma mémoire où ils traînent, épars, encore aujourd’hui.

Des années plus tard, j’ai découvert que Gainsbourg était l’auteur de cet inventaire cellulosique. Poète? Peut-être, mais alors en petite forme à l’heure de refourguer sa paperasse à la chanteuse Régine, reine de la nuit oubliée. Ma note de récitation aussi, je l’ai oubliée. Je ne devais pas être très éloquent en Gainsbarre chiffonnier.

J’aurai au moins appris cela: ce qu’on apprend nous appartient toujours. Alors j’ai continué à graver au fond de moi quelques vers: Verlaine, Baudelaire, Char, que je récite en silence quand le climat intérieur s’y prête. En leurs mots, j’ai trouvé confiance. Désormais, ces p’tits papiers, c’est moi qui les écris. Thierry Raboud

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