La Liberté

L’humain face aux technologies

Santé • Améliorer les performances ou la santé d’une personne avec un œil bionique ou un oreiller high-tech comporte-t-il des risques pour l’être humain et la société? Interview.

Vincent Bürgy

Publié le 22.12.2014

Temps de lecture estimé : 5 minutes

Un oreiller connecté à votre smartphone qui suit votre sommeil ou une fourchette high-tech régulant la vitesse de vos repas: les objets connectés ayant trait à la santé se multiplient littéralement. Autant de gadgets contribuant aux préoccupations du «soi quantifié» (le quantified-self en anglais, ndlr), soit la volonté de mieux se connaître par le biais des données générées par ces applications.

Ce nouveau rapport au corps va dans le sens de l’amélioration de l’être humain par le biais des technologies. Né au mitan des années 80, le courant de pensée transhumaniste emmène ce mouvement, dont le but est «une transformation radicale de l’être humain grâce à la fusion progressive de la technologie et de la vie», résume la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) en France.

Des préoccupations dont s’est également emparé Google. Le géant de l’internet a lancé en septembre 2013 une filiale chargée de s’attaquer au défi de l’âge, incitant la presse américaine à se demander si «Google peut vaincre la mort». Utopistes? Inquiétantes? Ces nouvelles problématiques ne manquent pas d’interpeller Johann Roduit. Doctorant à l’Institut d’éthique biomédicale de l’Université de Zurich (UZH), ce jeune Valaisan vient de soutenir une thèse sur l’amélioration humaine. Il est également cofondateur de Neo-Humanitas, un groupe de réflexion sur les questions sociales et éthiques soulevées par l’utilisation des technologies sur l’être humain.

- L’idée d’un être humain connecté et amélioré est de plus en plus d’actualité. Quels sont les enjeux liés à cette question?

Johann Roduit: Mon parcours m’amène à m’intéresser à ces problématiques éthiques. On en dénombre trois principales. La première se rapporte à la justice et à la question de comprendre qui seront les bénéficiaires de ces innovations. La seconde se concentre sur l’autonomie: serons-nous libres d’utiliser ces technologies émergentes ou va-t-on nous y contraindre de manière subtile, par certaines pressions sociales? Le dernier enjeu porte sur les risques qui pourraient affecter l’individu ou la société. Pour ma part, j’en viens également à m’intéresser à des questions anthropologiques, afin de mieux connaître cet être humain que l’on désire améliorer.

- Justement, est-il possible de savoir si une nouvelle technologie peut être néfaste pour l’homme?

Dans mes recherches, en complémentarité à une analyse liée aux trois enjeux cités plus tôt, j’essaie de mener une réflexion dans le but de voir comment une technologie «améliorative», telle qu’un œil bionique, pourrait affecter un individu en bonne santé.

»La philosophe américaine Martha Nussbaum a par exemple édicté une liste de dix éléments essentiels à chaque individu, pour que l’on puisse notamment mener une existence «convenable» ou même «épanouissante». Ces «capabilités» ou «capacités» nécessaires recouvrent différents domaines, tels que l’intégrité corporelle ou la capacité à ressentir des émotions. Je me sers de cette théorie comme d’une lunette pour pouvoir analyser la manière dont une technologie «améliorative» pourrait affecter l’un de ces composants fondamentaux.

- Avez-vous un exemple?

Admettons qu’un individu décide de se transformer morphologiquement pour pouvoir voler comme un oiseau. Il convient alors de se demander comment cette nouvelle aptitude va influer sur les autres capabilités essentielles à l’être humain. On dispose alors d’une forme de jauge pour éventuellement émettre des critiques à l’égard de ce changement.

- Le corps humain est toujours plus connecté et quantifié. Ne court-on pas le risque d’une déshumanisation?

C’est une question délicate. Je crois effectivement que c’est un danger que l’on court et, plus particulièrement, que l’être humain se retrouve finalement au service de la technologie, au lieu que ce soit l’inverse. Certaines personnes se refusent ainsi à utiliser internet, car elles craignent un asservissement. Mais ce n’est pas raisonnable de dire que l’on est opposé à toutes technologies. On devrait dès lors se passer de lunettes! Par contre, il est possible de se passer de certaines technologies selon le contexte. La communauté amish le montre en se privant de certaines technologies, jugées trop envahissantes et qui ne renforcent pas le lien social de la communauté. Ces mêmes questionnements devraient avoir lieu aujourd’hui dans nos sociétés, alors que nous sommes bombardés de nouvelles technologies.

- Pensez-vous, par exemple, qu’une instance internationale devrait mener ces réflexions?

Plutôt qu’une autorité qui en viendrait à dicter certaines règles, je suis en faveur de la tenue d’un débat public sur la manière dont nous voulons vivre avec ces technologies. C’est notamment le but du projet Superhumains.ch, que nous avons lancé avec l’Université de Zurich, dont l’objectif est de traiter de ces questions avec des collégiens et des apprentis.

- Pourtant, bon nombre de ces technologies sont déjà présentes dans notre quotidien…

Rien que la prise de médicaments ou l’administration d’un vaccin peuvent déjà être considérées comme une forme d’amélioration humaine, ce qui amène certains experts à déclarer que nous sommes déjà dans une société transhumaniste.

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