La Liberté

L’Odyssée d’une Pénélope contemporaine

L’article en ligne – Critique BD » Dans Les deux vies de Pénélope, une chirurgienne humanitaire cherche à concilier ses expériences bouleversantes de médecin en pays en guerre et sa vie de famille ordinaire en Occident.

La Pénélope de Judith Vanistendael ne cherche pas le chemin du retour. © Le Lombard
La Pénélope de Judith Vanistendael ne cherche pas le chemin du retour. © Le Lombard

HAI YEN PHAM

Publié le 18.10.2019

Temps de lecture estimé : 3 minutes

La Pénélope imaginée par la scénariste et dessinatrice belge Judith Vanistendael vit sa propre épopée, entreprend son propre voyage et n’attend pas d’Ulysse. Chirurgienne pour une ONG œuvrant dans des zones de conflit, elle consacre les trois quarts de l’année sur le terrain à tenter de sauver des vies, tandis que chez elle l’attendent un mari poète et leur fille adolescente, Otto et Hélène. Bien qu’ils la chérissent et se montrent compréhensifs envers son travail, ces derniers se sont accoutumés à son absence. Lorsqu’elle revient de ses missions, Pénélope les retrouve dans un quotidien qui lui apparaît toujours plus étranger. Elle retrouve également une mère et une sœur qui passent vérifier si elle est toujours en vie. Si jusqu’alors elle était parvenue à distinguer son rôle de chirurgienne de ceux de mère et d’épouse, son dernier retour se révèle plus sombre. Pénélope a ramené de Syrie le fantôme d’une jeune fille qu’elle n’a pas pu sauver et ne parvient bientôt plus à séparer les deux mondes. Comment se fondre dans la vie de tous les jours quand on a été témoin des atrocités de la guerre ?

 

Dans cet album, Judith Vanistendael pose la question difficile à laquelle est confronté tout parent déchiré entre vie professionnelle et vie privée. Pénélope aime inconditionnellement sa famille, mais se sent aussi destinée à une vie hors du quotidien. Elle a besoin de se rendre utile, d’agir sur le terrain et à la différence de l’Ulysse d’Homère, elle ne cherche pas à regagner son foyer. En effet, l’équilibre entre ses deux vies est fragile et Pénélope le ressent durant sa dernière visite : aucun membre de sa famille ne semble comprendre son choix, à commencer par sa sœur et sa mère. On ignore ce qu’elle a vécu car elle peine à le partager, mais la vie a continué en son absence, la laissant désormais en décalage. On lui reproche de ne pas être présente et d’avoir même manqué les premières règles d’Hélène.

 

Avec subtilité et intelligence, Judith Vanistendael présente un personnage délicat, contradictoire, tiraillé entre la culpabilité de ne pas voir grandir sa fille et un métier qu’elle ressent comme une vocation. La lecture de cet ouvrage nous plonge ainsi dans les doutes de la protagoniste, ses réflexions, ses questionnements. Si Pénélope aime regarder sa fille dormir et son mari écrire au milieu de la nuit, elle ne veut pas pour autant endosser le rôle de mère et d’épouse attachée à son foyer, résistant ainsi à la place traditionnellement assignée aux femmes. Ses pérégrinations introspectives sont profondes et terre à terre, révélant la maîtrise de Vanistendael sur son personnage. Coups de pinceau imprécis et tracés vagues semblent refléter les incertitudes de la protagoniste et illustrent finement l’ambiance du récit. Dans des nuances claires et des taches d’aquarelle floues, Judith Vanistendael nous emmène dans un récit à la fois sombre et tendre.

 

Les deux vies de Pénélope

Par Judith Vanistendael

Editions du Lombard

Paru le 6 septembre 2019

Articles les plus lus
Dans la même rubrique
La Liberté - Bd de Pérolles 42 / 1700 Fribourg
Tél: +41 26 426 44 11