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«Une culture, pas un divertissement»

Deux jeunes Suissesses d’origine étrangère dénoncent l’appropriation culturelle, ici comme ailleurs

«Une culture, pas un divertissement»
«Une culture, pas un divertissement»

Kaziwa Raim

Publié le 06.07.2020

Temps de lecture estimé : 4 minutes

Société » «Le terme d’appropriation culturelle fait référence à l’emprunt d’éléments d’une autre culture, souvent dans un but de profit économique, de domination, de néocolonialisme ou de racisme», explique Andrea Boscoboinik, docteure en anthropologie sociale et maîtresse d’enseignement et de recherche à l’Université de Fribourg. «L’emprunt culturel n’est pas mauvais en soi, mais il le devient quand il révèle une relation de domination, d’exploitation ethnique ou de caricature», souligne-t-elle.

L’appropriation culturelle, c’est ce que dénoncent Lauren Mukasingaye, 24 ans, et Hoang Anh Nguyen, 31 ans, toutes deux Suissesses d’origine étrangère. «Il y a une différence fondamentale entre s’intéresser à la culture d’autrui et l’exploiter. Cette distinction réside dans les motivations de l’intérêt qu’on porte à la culture en question et la manière dont on exprime cet intérêt», défend Hoang Anh Nguyen, Fribourgeoise d’origine vietnamienne. La jeune femme estime que l’emprunt culturel peut notamment se révéler particulièrement problématique s’il a pour motivation l’enrichissement financier: «Recréer des artefacts issus d’une tierce culture dans un but marchand, c’est problématique parce que tu t’enrichis grâce à la culture d’autrui sans en faire profiter financièrement et socialement les minorités ethniques dont c’est l’héritage et qui sont souvent stigmatisées dans nos sociétés», expose-t-elle.

Moquer ou ridiculiser

Andrea Boscoboinik confirme qu’il arrive régulièrement que des marques ou des célébrités s’approprient des éléments d’une autre culture pour promouvoir leur propre image, et ce souvent au détriment des minorités concernées: «C’est le cas de représentations grotesques d’Africains, l’utilisation de symboles amérindiens pour les défilés de mode ou le détournement d’images ou symboles appartenant à une culture dans des fêtes ou manifestations sportives», énumère-t-elle.

Selon la spécialiste, l’appropriation culturelle peut aussi être présente à un niveau plus quotidien lorsque quelqu’un utilise des éléments appartenant à une autre culture pour se moquer ou les ridiculiser. Hoang Anh se rappelle avoir vécu, enfant, une situation particulièrement humiliante au sein du spectacle organisé par son école primaire autour du thème de l’Asie: «Si l’intention était bonne, la réalisation a cependant été catastrophique. On nous a fait porter des costumes traditionnels japonais, on avait le visage blanchi, les filles étaient toutes des geishas et les garçons tous des samouraïs. Je vois encore la maîtresse tirer sur ses paupières pour nous montrer comment brider nos yeux», soupire-t-elle. «Ma culture n’est pas un divertissement.»

Simple décoration

Andrea Boscoboinik fait remarquer qu’il y a également appropriation culturelle lorsque quelqu’un s’approprie des éléments d’une autre culture car ils correspondent à des valeurs appréciées: «On peut penser au cas des jeunes Européens qui adoptent les signes de la culture rasta. Dans ce cas-là, il n’y a pas la dimension de caricature ou de moquerie, ni la dimension de profit. On l’adopte ou on se l’approprie par intérêt, par respect ou d’autres raisons plutôt valorisantes», résume-t-elle.

Dans ces cas de figure, l’intention est bonne et ne nuit pas forcément aux descendants de ladite culture. Lauren Mukasingaye, Suissesse d’origine rwandaise, rappelle néanmoins l’importance de la mention du crédit de ces artefacts culturels: «Je me réjouis que les gens s’intéressent à d’autres cultures, mais il y a une grande différence entre s’inspirer d’une culture tout en lui attribuant du crédit et imiter une culture en faisant comme si c’était la nôtre», nuance-t-elle. «Il faut toujours créditer une culture pour ce qu’elle offre, même quand on ne vend rien. Créditer une culture pour ses traditions, c’est payer tribut à ses descendants.» En ce sens, la jeune femme regrette que des individus afro-descendants soient critiqués pour leurs codes «tandis qu’on valorise les Occidentaux qui s’approprient les codes de cette culture».

Par ailleurs, Andrea Boscoboinik soutient que l’emprunt culturel peut être tout aussi problématique quand il se veut valorisant pour la culture en question, car il peut la réduire à des images exotisantes et des clichés, la vidant ainsi de sa signification. «Les gens consomment la culture comme si c’était un bien comme un autre, souligne Lauren. Instrumentaliser des figures sacrées de Bouddha au rang de simple décoration, ça me met mal à l’aise parce que c’est dévalorisant. Imaginez voir un Christ à paillettes comme déco dans ma maison!»

Prise de conscience

Selon elle, quand une tradition culturelle sort de son contexte, elle perd son sens et court le risque d’être dévalorisée par la culture dominante, surtout si les personnes concernées cherchent à adapter ses symboles à leurs goûts pour les faire rentrer dans les codes occidentaux. «Les personnes dont c’est la culture se voient alors d’autant plus stigmatisées à cause de ce phénomène», regrette Lauren, qui prend pour exemple le boubou, un vêtement traditionnel africain transformé en trend éphémère ou en déguisement, malgré l’héritage symbolique et le savoir-faire ancestral dont il témoigne.

Hoang Anh et Lauren invitent donc tout individu à remettre ses habitudes en question pour s’assurer de ne pas dénaturer une tierce culture. «L’appropriation culturelle est souvent non intentionnelle, mon but ce n’est pas d’accuser qui que ce soit, tout le monde fait des erreurs. Il faut juste savoir se remettre en question et admettre nos erreurs pour éviter de continuer de blesser des gens en dénaturant leur culture», conclut Lauren.

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