La Liberté

«Internet est un miroir sans tain»

LaRevueDurable consacre son nouveau numéro au capitalisme de surveillance et à ses dérives

Google, emblème du capitalisme de surveillance?
Google, emblème du capitalisme de surveillance?
Publié le 26.12.2019

Temps de lecture estimé : 6 minutes

Mon souvenir de 2019
Chaque journaliste de «La Liberté» a sélectionné pour vous un article qui l’a touché(e) cette année.


Olivier Wyser
Rubrique magazine

«J’ai choisi cette interview car son sujet, le capitalisme de surveillance, nous touche tous. A l’heure des objets connectés, la récolte de nos données personnelles n’a plus de limite. Ces données ont pourtant une grande valeur et les sociétés telles que Google, Facebook et consorts ne se privent pas pour les monétiser. Avoir connaissance de cette problématique, c’est déjà faire un pas vers une utilisation plus consciente des nouvelles technologies numériques.»


» Cet article a été publié initialement le 16 septembre 2019

Numérique » Ordinateurs, téléphones portables, tablettes, télévisions, voitures et bientôt réfrigérateurs… L’internet des objets est en marche et rien ne semble pouvoir enrayer l’essor des technologies numériques. LaRevueDurable consacre son dernier numéro au capitalisme de surveillance et à ses dérives: Les géants en ligne, Google, Facebook et consorts ne se privent pas de revendre leurs données et collecter des informations sur nos habitudes, nos goûts, notre pouvoir d’achat… «Les hommes sont nés libres. Et partout ils sont dans les fers.» Des fers numériques, ajoute Jacques Mirenowicz, directeur de la publication. Interview.

Les nouvelles technologies numériques sont perçues par le public comme des vecteurs de progrès. Ce n’est pas si simple…

Jacques Mirenowicz: Les nouvelles technologies ne sont pas mauvaises en soi. J’en utilise certaines tous les jours. Je voudrais d’emblée souligner que ce dossier de LaRevueDurable s’insurge contre la façon dont le numérique se déploie aujourd’hui. C’est cet encadrement qui est inacceptable. Il est qualifié de «capitalisme de surveillance» par Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School. L’espoir de Zuboff, et notre espoir en relayant son travail, est de faire comprendre au grand public ce qu’il y a de pervers dans le développement actuel du numérique afin de changer cette situation.

Qu’est-ce que le capitalisme de surveillance?

Shoshana Zuboff a forgé cette expression à partir du constat qu’on a affaire à une véritable mutation du capitalisme. Elle survient en 2001. La bulle internet vient d’exploser et les acteurs les plus prometteurs de la Silicon Valley ne sont pas rentables. Tout le monde loue les prouesses du moteur de recherche de Google, mais l’entreprise ne gagne pas d’argent avec. C’est à ce moment que Google invente le capitalisme de surveillance en se mettant à extraire, stocker, traiter et exploiter les données comportementales des usagers obtenues à partir de son moteur de recherche. C’est-à-dire le nombre de recherches, la manière de les rédiger… Google puise dans cette matière pour connaître les intérêts des gens mieux qu’eux-mêmes et prédire ce qu’ils sont susceptibles d’acheter. Puis vend ces prédictions à d’autres acteurs économiques. On assiste alors à l’éclosion d’un écosystème économique totalement réorganisé autour de ces données personnelles obtenues à l’insu des usagers des services gratuits sur internet.

Quelles sont les dérives de ce nouveau modèle économique?

Ces services gratuits étant extraordinairement séduisants, les usagers pensent qu’on leur rend de magnifiques services! Ce qui, en fait, n’est pas du tout le cas! La meilleure image pour comprendre pourquoi est le miroir sans tain. Tandis que les capitalistes de la surveillance, Google et Facebook en tête, savent tout sur leurs usagers afin de les manipuler dans l’ombre, eux ne savent rien, ne se doutent de rien, sont dupes de ce qui leur arrive.

Les manipulations dépassent la seule sphère commerciale. Le scandale Cambridge Analytica a révélé au grand jour les manipulations des Britanniques durant la campagne pour le Brexit. Des agents russes sont intervenus pour favoriser l’élection de Trump aux Etats-Unis. Des intrusions haineuses sur Facebook sont à l’origine des massacres de Rohingyas au Myanmar et de musulmans au Sri Lanka. Et ainsi de suite.

Les enfants et les adolescents sont particulièrement sensibles à ces manipulations…

Les adultes sont des cibles privilégiées. Mais il est vrai que les jeunes, plus impulsifs, sont encore plus manipulables. Les capitalistes de la surveillance ont développé une vraie panoplie d’astuces pour retenir leur attention et les maintenir en ligne le plus longtemps possible pour pouvoir les exposer à un maximum de publicités.

Est-il possible de revenir en arrière? De sortir de l’ornière?

J’ai bon espoir. Si on est allé si loin, c’est en grande partie parce que ce système s’est développé dans la plus complète opacité. Le fait de mettre en lumière les mécanismes qui sont à l’origine des fortunes des capitalistes de la surveillance est essentiel. A chaque mutation du système économique, les démocraties sont prises de court. Nos sociétés n’étaient pas prêtes à s’adapter au torrent d’innovations qui a déferlé et continue de déferler dans le secteur numérique depuis les années 2000. Cependant, maintenant que la façon inacceptable d’amasser et d’utiliser des informations personnelles à l’insu des usagers est connue, rien n’empêche de légiférer pour interdire cette pratique.

En Europe, le RGPD, le règlement général sur la protection des données entré en vigueur en 2018, montre la voie en interdisant la collecte de données sans l’accord explicite des particuliers. C’est la bonne approche, mais qui reste à appliquer alors que de nombreux acteurs du capitalisme de surveillance ne le respectent pas. Nous sommes dans une période intermédiaire et tout va dépendre de notre capacité à mettre en œuvre cette législation, notamment en Suisse. Des plaintes ont été déposées contre des sociétés et des procès sont en cours… Tout cela prend du temps.

Peut-on aujourd’hui échapper au capitalisme de surveillance?

Oui, en attendant une législation qui protège les usagers, grâce aux logiciels libres. Ces logiciels refusent de collecter des données comportementales, ce qui permet d’échapper à la surveillance. L’association française Framasoft propose énormément de services libres équivalents aux services habituels sur internet. Il y a aussi l’émergence des «chatons», les hébergeurs de ces services libres qui interdisent également la collecte de données. Mais pour l’instant, les réseaux sociaux alternatifs sont très peu fréquentés. Tout le monde se donne rendez-vous sur Facebook, entreprise pourtant infréquentable.

» LaRevueDurable, en librairie et sur www.larevuedurable.com. Une soirée sur le capitalisme de surveillance aura lieu le 14 novembre 2019, à BlueFactory, à Fribourg.

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