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La Croatie face à son passé fasciste

L’ancien Etat fantoche garde les cicatrices de son alignement sur les forces de l’Axe, il y a plus de 75 ans

Les organisations de jeunesse fascistes croates se sont inspirées de leurs équivalents italiens. © Bibliothèque nationale et universitaire de Zagreb
Les organisations de jeunesse fascistes croates se sont inspirées de leurs équivalents italiens. © Bibliothèque nationale et universitaire de Zagreb
«Les discussions sont plus idéologiques qu'académiques» Goran Miljan
«Les discussions sont plus idéologiques qu'académiques» Goran Miljan

Louis Rossier

Publié le 13.07.2018

Temps de lecture estimé : 7 minutes

Histoire vivante »   Parmi les Etats fantoches à la botte du IIIe Reich durant la Seconde Guerre mondiale, la Croatie s’est démarquée en mettant en place ses propres camps de concentration. Ils n’étaient pas administrés par les nazis mais par les oustachis (littéralement «insurgés»), des ultranationalistes croates rêvant d’un Etat débarrassé de ses Serbes, de ses Juifs et de ses Roms.

A la fin de la guerre, la Croatie est absorbée par la Yougoslavie. Les autorités socialistes minimisent les exactions commises par les oustachis pour, espèrent-elles, apaiser les tensions ethniques. Un demi-siècle plus tard, l’absence de «dénazification» en Croatie se paie: les gaffes de personnalités publiques se multiplient et la méconnaissance du passé fasciste ouvre la porte à un révisionnisme motivé idéologiquement. L’historien croate Goran Miljan, chercheur à l’Université d’Uppsala (Suède), fournit un éclairage sur les heures sombres de son pays d’origine.

Où le fascisme croate prend-t-il racine?

Goran Miljan: Dans les années 1920, divers héritages se mêlent dans le Royaume de Yougoslavie multiethnique et multiculturel. Le Parti du Droit milite pour un Etat croate indépendant. On trouve dans ses rangs des nationalistes qui se radicalisent progressivement. On sait que, dès 1928, ils importent clandestinement des armes dans Zagreb. On ne sait pas précisément quand est né le mouvement Oustacha – quelque part entre 1929 et 1932 – mais c’est au contact des fascistes italiens au début des années 1930 qu’il mûrit en véritable organisation fasciste.

Une fois l’indépendance obtenue, quels sont les objectifs des oustachis?

Déjà en 1933, dans un document décrivant les principes de leur organisation, les oustachis déclarent que si le rêve d’une Croatie indépendante doit se réaliser, seuls les Croates seront appelés à y vivre. Il leur revient évidemment de déterminer qui est Croate et qui ne l’est pas.

Les oustachis prennent le pouvoir en avril 1941. En mai déjà, les premières lois raciales sont proclamées, suivies par l’arrestation de nombreux Juifs. En juin, le système des camps commence à se mettre en place.

Ces camps croates sont-ils comparables aux camps allemands?

Ce n’était pas la mort industrialisée d’Auschwitz-Birkenau – il n’y avait pas de chambres à gaz – mais rien que pour le camp de Jasenovac, à la frontière de la Bosnie-Herzégovine moderne, on oscille entre 80 000 et 100 000 victimes, selon les estimations. Je crois que les chiffres parlent d’eux-mêmes.

Dans votre ouvrage*, vous ­distinguez deux facettes du régime oustachi.

Il faut de nouveaux Croates pour peupler cette nouvelle Croatie. Les politiques allant dans ce sens se partagent entre une «Révolution du sang» qui cherche à éradiquer les populations non croates, notamment à travers un génocide entamé contre les Serbes, les Juifs et les Roms. La «Révolution de l’âme», de l’autre côté, se manifeste à travers la création d’organisations de jeunesse fascistes inspirées de la Jeunesse italienne du licteur (Gioventù italiana del littorio). Le but est de transmettre les idéaux oustachis aux Croates de demain, notamment en leur faisant reconnaître Ante Pavelic en tant que poglav­nik, le chef absolu.

Aujourd’hui, pourquoi les Croates ne rejettent-ils pas dans leur ensemble l’héritage oustachi?

Après la guerre, les communistes n’ont pas entrepris de lever le voile sur ce qui s’était passé entre 1941 et 1945. Les efforts des autorités étaient dirigés vers l’unité entre les différentes cultures qui composaient la Yougoslavie. Il n’était pas possible de mettre un de ces peuples au pilori s’il s’agissait de créer un sentiment national commun derrière les idéaux socialistes.

La réutilisation des symboles oustachis durant les guerres de Yougoslavie dans les années 1990 rend le rapport à cet héritage plus ambigu encore. Certains prétendent aujourd’hui que les oustachis étaient de simples nationalistes, ou que le salut «Za dom spremni» («Pour la patrie, prêts!», l’équivalent croate du «Sieg Heil», ndlr) est un antique salut croate. Mais c’est faux!

Est-il difficile de travailler sur la Croatie en tant qu’historien?

Si vous travaillez en dehors de la Croatie, c’est gratifiant. Il y a encore de nouveaux documents à découvrir sur le sujet. Mais pour ceux qui sont restés au pays, c’est plus problématique. Nombreux sont ceux qui refusent de reconnaître que l’Holocauste s’est produite chez nous, que nous avons eu un régime fasciste. Les discussions prennent parfois une tournure plus idéologique qu’académique.

* Goran Miljan, Croatia and the Rise of Fascism, Tauris, 2018.


 

La société croate est divisée

Au gouvernement comme dans la société, les Croates semblent divisés sur le rapport à entretenir avec le nationalisme et la période fasciste de leur histoire.

L’Union démocratique croate (HDZ), avec 59 sièges au Sobar (le Parlement croate, ndlr), apparaît comme la première formation politique du pays. Présentée comme un parti de centre droit, elle doit composer avec le souvenir de ses positions nationalistes affichées lors l’indépendance du pays et de la guerre qui s’ensuivit au début des années 1990. «A la différence de la Hongrie ou de la Pologne, la Croatie n’a pas connu de longues phases marquées par un gouvernement à gauche», explique Nicolas Hayoz, directeur de l’Institut interfacultaire pour l’Europe centrale et orientale de l’Université de Fribourg.

Le premier ministre Andrej Plenkovic tente de redorer l’image de son parti, qui encore aujourd’hui «compte une aile très nationaliste», concède Nicolas Hayoz. L’élection de Plenkovic avait déjà poussé à la démission l’ancien ministre de la Culture Zlatko Hasanbegovic, lequel ne cachait pas sa sympathie pour les oustachis. «Mais même sans sa fonction ministérielle, il continue d’exercer une influence», explique Nicolas Hayoz.

Aujourd’hui simple membre du parlement, Hasanbegovic fait partie des partisans de l’installation, en 2016, d’une plaque commémorative aux combattants croates des années 1990, près de l’ancien camp de concentration de Jasenovac. Problème, cette plaque est marquée du slogan «Za dom spremni», salut fasciste des oustachis utilisé 50 ans plus tard comme cri de ralliement par les soldats de l’indépendance. Face à la controverse, le premier ministre a obtenu que la plaque soit retirée... pour être réinstallée dix kilomètres plus loin. «On imaginerait jamais Angela Merkel déposer une croix gammée à côté d’un ancien camp de concentration», illustre Nicolas Hayoz, qui déplore une banalisation du passé oustachi. Selon le spécialiste, la société croate serait divisée : «Certains regrettent la Yougo­slavie, d’autres le régime oustachi.» Peut-être qu’un titre de champion du monde plantera les germes d’une réconciliation nationale. LRO


 

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