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Les robots tueurs bientôt interdits?

Des experts se mobilisent contre les systèmes d’armes autonomes et le danger qu’ils représentent

Les robots tueurs: de la science-fiction à la réalité? © Paramount
Les robots tueurs: de la science-fiction à la réalité? © Paramount

Vincent Bürgy

Publié le 08.10.2018

Temps de lecture estimé : 7 minutes

Technologie » De la cuisine à la chambre à coucher, en passant par nos lieux de travail: les robots sont partout et ont transformé notre quotidien. L’évolution de ces machines les a également propulsées sur les champs de bataille, notamment sous la forme de drones armés. La situation pourrait toutefois ne pas en rester là. Des groupes d’experts internationaux, ainsi que plusieurs organisations de défense des droits humains, dont Human Rights Watch (HRW) et Amnesty International, s’activent pour interdire les robots tueurs.

Ce vocable désigne des systèmes autonomes pouvant tuer, déployés dans des conflits armés ou destinés à des opérations de maintien de l’ordre. Un tel scénario préoccupe particulièrement Bonnie Docherty, maîtresse de conférences à la Faculté de droit de l’Université de Harvard (Etats-Unis) et chercheuse senior auprès de la division armes de HRW. Interview.

Que sont exactement ces robots tueurs?

Bonnie Docherty: Ces systèmes d’armes létales entièrement autonomes, selon la dénomination choisie par les Nations Unies (UN), seraient en mesure de choisir une cible et de faire feu sur celle-ci sans contrôle humain. Il s’agit, en quelque sorte, de l’étape après les drones armés, où un opérateur aux commandes décide de tuer ou non. Ces machines sont pour l’instant en cours de développement. Des spécialistes estiment que leur apparition est une question d’années et pas de décennies.

Avec les drones, de nombreuses opérations sont automatisées. Les robots sont donc déjà engagés dans l’identification des cibles…

Absolument. Cela signifie que la technologie évolue très rapidement. Il faut donc résoudre ce problème dès maintenant. Dès que ces technologies seront utilisées sur des champs de bataille, il sera trop tard. Pour cette raison, nous souhaitons une interdiction préventive du développement, de la production et de l’utilisation de ces armes autonomes. De nombreux motifs, tant légaux, sécuritaires que technologiques, justifient la mise en place d’un traité interdisant leur usage.

Pourquoi ces robots devraient-ils être bannis?

Un nombre important de problèmes en découle. D’un point de vue moral, beaucoup de personnes estiment que ces systèmes franchissent une ligne rouge. Déléguer la décision de vie ou de mort à des machines n’est, selon elles, pas acceptable. Dans un récent rapport publié par Human Rights Watch, auquel j’ai participé, il est établi que ces robots violent les exigences de la conscience publique. Plus exactement, il s’agit de ce que les gens considèrent comme bien ou mal. Légalement, ces systèmes contreviennent au droit de la guerre et au droit humanitaire. La distinction entre un civil et un soldat est en effet difficile. Il n’est pas garanti que ces robots y parviennent. La capacité de jugement et de réflexion de l’humain permet également d’estimer une menace, ce dont une machine est incapable. La prolifération de ces armes est de plus une source d’inquiétude pour la sécurité internationale. Enfin, qui peut être tenu responsable si un robot tue une personne de manière imprévisible?

Disposez-vous d’informations sur le développement de ces armes autonomes?

Nous savons que certains Etats clés, comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Russie, la Chine, Israël et la Corée du Sud, investissent dans ce domaine. Le niveau de transparence à ce sujet est très variable. Notre inquiétude est que sans contrôle, il sera trop tard: ces armes autonomes seront déjà déployées. Nous souhaitons qu’un traité similaire à celui mis en place en 1995 contre les armes à laser aveuglantes entre en vigueur.

Ne pensez-vous pas que ces robots puissent sauver les vies de soldats en évitant leur déploiement?

Il est évidemment important de protéger les vies des soldats, tout comme celles des civils. Ces objectifs peuvent néanmoins être atteints avec des moyens déjà existants et moins problématiques, tels que les drones. Au cours des différentes réunions que nous avons eues, les pays ont mis en avant l’importance de conserver un contrôle humain lors du recours à la force armée. Leur définition de cette supervision humaine varie, mais tous insistent sur celle-ci. Il y a donc un soutien important pour ce principe.

Pourquoi exiger directement un traité d’interdiction et ne pas plutôt attendre de voir ce qu’il advient?

Plusieurs raisons guident notre choix. Premièrement, pourquoi attendre que des personnes soient tuées par ces armes pour prendre une décision? Nous pouvons éviter cela avec une interdiction préventive. Deuxièmement, si ces robots voient le jour, il est probable qu’ils vont proliférer et finir entre les mains d’organisations ne respectant pas certains droits élémentaires. Nous voulons éviter une telle issue.

Quelles sont les chances de voir votre démarche aboutir?

Une nouvelle réunion du groupe d’experts gouvernementaux des Nations Unies sur le sujet a récemment eu lieu à Genève. A ce jour, 26 Etats se sont prononcés pour une interdiction totale du déploiement des armes létales autonomes. L’Autriche est le seul pays européen à avoir adopté cette position. Les décisions étant prises par consensus dans cet organe, l’opposition d’un seul peut faire dérailler le projet. Des pays clés, comme les Etats-Unis et la Russie, ont justement bloqué nos progrès. La suite des négociations, prévue pour l’année prochaine, dépendra de la position de ceux-ci. Une question reste en suspens: jusqu’à quand devons-nous poursuivre ces réunions, avant de nous tourner vers une autre organisation en charge du désarmement?


 

«la Suisse n’a pas appelé explicitement à une interdiction»

A quand une interdiction des robots tueurs? Une réunion d’un groupe d’experts gouvernementaux des Nations Unies s’est tenue il y a peu à Genève pour tenter de faire avancer les négociations sur le sujet. L’entrée en vigueur d’une interdiction préventive n’est pour l’instant pas acquise. Ces difficultés n’entament pas pour autant l’optimisme des promoteurs d’un traité prohibant ces nouvelles armes. «Notre espoir est que les négociations reprennent l’an prochain. Une fois que celles-ci auront commencé, elles pourraient se conclure en une année. Cela ne devrait pas durer trop longtemps, car il s’agit simplement d’un traité d’interdiction. Encore faut-il arriver jusque-là et surmonter les blocages», note la maîtresse de conférences et chercheuse Bonnie Docherty. La Suisse pourrait avoir un rôle à jouer dans ces échanges. Selon la spécialiste, «c’est un des pays impliqués dans les discussions qui n’a pas appelé explicitement à une interdiction, mais a plutôt privilégié une déclaration politique non contraignante». Cette position est vue de manière critique par Bonnie Docherty. «Nous pensons que le sérieux de cette question nécessite un traité juridiquement contraignant, et la majorité des pays participant à la réunion soutient cette solution. La Suisse ne figurait toutefois pas parmi ceux qui ont bloqué les efforts dans ce domaine», estime l’Américaine. VB

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