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Sexualité 2.0, loin du réel

Le Congrès national de sexologie s’est tenu il y a peu à Locarno. Internet était au cœur des discussions

Internet permet notamment de rencontrer des milliers d’amants potentiels… © Unsplash
Internet permet notamment de rencontrer des milliers d’amants potentiels… © Unsplash

Andrée-Marie Dussault

Publié le 10.10.2019

Temps de lecture estimé : 6 minutes

Intimité » Avec les pixels se transforment nos pratiques sexuelles: le message a été répété lors du Congrès national de sexologie qui réunissait une vingtaine d’experts à Locarno il y a peu. Comment? De maintes façons: Les plateformes permettent de rencontrer des milliers d’amants potentiels (nous serions 50 millions à utiliser Tinder à cette fin), l’adultère est facilité par l’intermédiaire de sites spécialisés; le ghosting permet de couper court à toute communication et ainsi de se soustraire à bien des conversations gênantes, tandis que le revenge porn, qui consiste à mettre des images compromettantes de sa ou son partenaire sans son accord sur internet, fait des ravages. Sans oublier la prolifération des réseaux sociaux du porno, comme Pinsex, Fuckbook ou Pornstagram où les utilisateurs sont invités à poster leurs vidéos amateurs.

Sans surprise, un objet central des conversations d’experts reste la consommation de la pornographie en ligne, professionnelle ou dilettante, et l’érotisation du corps médiatisée sur les réseaux, qui façonnent désormais les pratiques. Et surtout celles des jeunes. La sexualité de ces derniers est en profonde mutation sous l’influence de la toile, selon les experts. «La pornographie existe depuis des lustres, mais l’accès toujours plus facile, depuis n’importe où, 24 heures sur 24, permet de satisfaire dans l’anonymat toutes ses curiosités, sans effort, ni besoin de s’engager émotionnellement ou de craindre le refus. Tout cela n’est pas sans conséquence», souligne la sexologue tessinoise Kathya Bonatti.

Vision déformée

Dans ce contexte, le fait que la pornographie traditionnelle (dite mainstream) propose encore massivement des modèles très éloignés de la réalité, surtout de celle des femmes, pose problème, estiment les professionnels. La vision déformée qui en découle, notamment au sujet du désir et du plaisir féminins, peut nuire, a fortiori aux jeunes filles.

Kathya Bonatti ajoute que dans le cadre de la sexualité 2.0, l’image est privilégiée, au détriment des autres sens, comme le toucher et l’odorat, pourtant importants dans les rapports sexuels. «On se détache de notre patrimoine lié à l’instinct, au désir et à la chimie.»

La grande valeur sociale attribuée à la sexualité est par ailleurs exacerbée par l’omniprésence des réseaux sociaux. Ainsi sur Instagram ou Snapchat, «des adolescentes ou des femmes – certaines cherchant avant tout une forme de validation sociale – envoient des photos sexy à leur communauté, ignorant que ces images peuvent être utilisées pour les discréditer, les ridiculiser ou les atteindre émotionnellement», soutient Lakshmi Waber, président de la Société suisse de sexologie.

Envoi de dick pics

«Avec le numérique, il y a dépersonnalisation. On se permet davantage d’entrer dans la sphère privée des autres. Elle s’accompagne d’une déresponsabilisation, le pulsionnel prend le dessus sur le relationnel.» Il cite en exemple le phénomène répandu des dick pics, ces «photos de pénis», envoyées sur les réseaux sociaux. La société de sondage YouGov soulignait récemment que 78% des femmes de 18 à 34 ans ont déjà reçu une dick pic non sollicitée. «Il s’agit d’une nouvelle forme de harcèlement sexuel. L’homme qui l’envoie s’autorise à faire quelque chose qu’il ne ferait pas s’il avait la personne devant lui.»

Au cours de ses consultations, le psychothérapeute genevois dit rencontrer des jeunes qui savent bien se montrer en ligne, mais qui peinent à éprouver du plaisir et à donner du sens à leur sexualité. «L’angoisse de la performance est amplifiée par la confrontation constante au Net; tant chez les femmes qui, par exemple, doivent avoir un orgasme à tout prix, que chez les hommes, qui doivent avoir une érection, éjaculer ni trop vite ni trop tard, faire jouir leur partenaire, etc.»

L’importance d’éduquer

Globalement, l’évolution des dernières années montre d’une part une sexualité vécue de manière totalement désinhibée et de l’autre, une méconnaissance des risques liés aux maladies sexuellement transmises. Selon l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), entre 2009 et 2018, les chlamydioses et les gonorrhées dépistées chez les 20-24 ans ont fait un bond, passant respectivement de 2017 à 3294 et de 167 à 442.

« Il ne suffit pas de dire aux jeunes qu’il faut s’aimer »

Kathya Bonatti

Kathya Bonatti insiste sur l’importance fondamentale d’éduquer les jeunes à la sexualité et à l’affectivité, ainsi qu’au respect de soi et d’autrui, à l’école, avec des professionnels possédant une formation spécifique leur permettant de bien traiter ces questions. «Il ne suffit pas de dire aux jeunes qu’il faut s’aimer. Aujourd’hui, les enfants ne demandent plus d’où viennent les bébés, ils veulent savoir ce qu’est une «pipe» et d’autres termes dont parlent leurs camarades.»

Les différences entre femmes et hommes doivent être expliquées, plaide-t-elle. «Les hommes tendent à s’exciter à la vue, les femmes au toucher. Les temps ainsi que les méthodes d’excitation et d’activation du désir sont très différents. En général, la courbe du désir masculin monte vite, celle des femmes lentement, et chez elles, le plaisir couvre tout le corps, pas seulement les organes génitaux.»

Il est nécessaire d’outiller les jeunes pour qu’ils comprennent que la pornographie n’est pas la vie réelle, pour qu’ils sachent distinguer ce qui fait du bien et ce qui fait du mal, ce qui est consenti ou non, affirme-t-elle. «Les deux genres doivent se connaître pour savoir se satisfaire réciproquement de façon pratique et émotionnelle, et trouver un terrain d’entente. Sinon, le fossé entre les mondes masculin et féminin se creusera.»

Lakshmi Waber souligne toutefois que la digitalisation en matière de sexualité n’a pas que des effets oppressants ou normatifs. «Certaines plateformes peuvent nourrir la sexualité, permettre de trouver des réponses.» Comme le site OMG Yes, qui, à l’aide de plus de 20 000 témoignages de femmes de 18 à 95 ans, documente de façon détaillée le plaisir féminin, révélant des vérités méconnues sur ce qui fait du bien et pourquoi. Il évoque aussi l’émergence d’une pornographie éthique et/ou féministe. «Il y a toute une série de productrices, comme Erika Lust, qui proposent d’autres formes d’érotisme, offrant une vision différente de la sexualité et de la pornographie.»

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