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Récit des affres d'une guerre

Photographie » Le Suisse Matthias Bruggmann expose au Musée de l’Elysée Un acte d’une violence indicible, une série de clichés réalisés en Syrie entre 2012 et 2017 Récit des affres d’une guerre

La piscine de l’hôtel Al-Khair, «auréolée» de fumée d’obus, le 11 septembre 2013. © Matthias Bruggmann, courtesy Musée de l’Elysée et galerie Polaris
La piscine de l’hôtel Al-Khair, «auréolée» de fumée d’obus, le 11 septembre 2013. © Matthias Bruggmann, courtesy Musée de l’Elysée et galerie Polaris
Publié le 20.10.2018

Temps de lecture estimé : 5 minutes

Al-Khair. Entendez, abondance. Le mot s’inscrit en arabe et en bleu sur l’auvent blanc d’une terrasse baignée de soleil. Au premier plan, une piscine; celle d’un hôtel, nommé Al-Khair précisément, où des baigneurs côtoient des jeunes femmes en bikini qui bronzent sur des transats. En toile de fond, un massif montagneux embrumé légèrement par ce qui semble être une nappe de brouillard. N’était l’inscription en arabe, on se serait cru au cœur d’un paysage provençal ou chez le peintre anglais David Hockney connu pour ses piscines hyperréalistes au bleu mouvant, espace hédoniste dont les eaux cristallines laissent néanmoins miroiter une menace. En regardant bien la photo, signée Matthias Bruggmann, on s’aperçoit que le brouillard n’est que fumée d’obus.

Mais où est-on? A Marmarita, petite ville chrétienne sise à l’ouest de la Syrie, à quelques encablures de la mer, très loin de l’Est asphyxié par Daech qui noie les populations dans les eaux troubles de son obscurantisme criminel. En 2014, Marmarita se heurte à la menace d’une bande de salafistes qui occupent les contreforts du Krak des Chevaliers, célèbre monument historique dominant la petite ville. Les salafistes ont, depuis, été chassés à la suite d’une bataille. Ce qui reste sur cette photo, ce n’est pas le souvenir de la bataille, mais l’image d’un pays pris dans ses contradictions tragiques: hédonisme et souffrance s’y frottent jusqu’à l’absurde. L’abondance offre un visage détendu au manque abyssal que connaît la Syrie aujourd’hui. La photo de l’hôtel (ouvert bien avant la guerre, on s’en doute) sert d’emblème à l’exposition présentée au Musée de l’Elysée, à Lausanne, sous le titre Un acte d’une violence indicible.

Au péril de sa vie
Attention: âmes sensibles s’abstenir. Car l’effet d’insouciance que peut produire cette première image de l’exposition est vite torpillé par les photos qui vont suivre et se succéder comme les chapitres d’un récit sanglant que Matthias Bruggmann déroule sur six ans environ. Le photographe lausannois s’est rendu plusieurs fois en Syrie, entre 2012 et 2017. Au péril de sa vie, il y a fait d’innombrables clichés dont une trentaine est présentée au musée, et le reste dans un livre publié à l’occasion de l’exposition.

Outre la qualité artistique des photos, il y a l’engagement d’un photographe-documentariste soucieux «de rester au plus près de la réalité, de ne pas prendre parti», comme le confie Bruggmann. Avant d’ajouter: «On a donné au conflit syrien un écho manichéen et simpliste, avec les méchants d’un côté et les gentils de l’autre. Pour ma part, je ne glorifie ni le régime, ni les rebelles, ce n’est pas mon travail, ni mon but. Je pense que tout dépend du regard du public. Le méchant ou le bon diffère selon le visiteur. On a voulu se protéger jusqu’ici en avançant l’idée de «l’exceptionnalisme du monstre»: il faut être monstrueux pour torturer, entend-on dire. Faux. A mon sens, chacun de nous porte en lui une violence qui peut se déclencher au moment le plus inattendu, pour de multiples raisons.»

Bien sûr, on peut se contenter d’une lecture des photos au premier degré, n’y voir que la succession de séquences d’un film choc, comme l’industrie cinématographique américaine en produit sur les guerres au Proche-Orient. Mais ce serait réduire la portée d’une exposition qui se veut réflexion sur la situation d’un pays ayant perdu la tête, donc désorienté. Représentative à cet égard, la photo d’un homme en tenue de combat qui, revolver à la main, marche tête baissée sur un corps humain à la tête tranchée. Terrifiant! Et le reste est à l’avenant. La violence n’émane pas seulement des corps déchiquetés ou des centaines d’immeubles défoncés. Elle peut résider dans un geste; celui par exemple de deux marchands d’antiquités qui, assurés de l’impunité, nettoient tranquillement des objets volés au patrimoine de leur pays et destinés à une vente illégale.

Dans un rire nerveux, Matthias Bruggmann avoue: «Je ne suis pas allé là-bas la fleur au fusil.» Le lauréat de la deuxième édition du Prix Elysée, récompensé pour son travail sur la Syrie, a déjà documenté plusieurs conflits: Irak, Haïti, Libye, Somalie… «La guerre, je connais, mais celle engagée en Syrie reste pour moi la plus déroutante: à un moment donné je ne savais plus qui tue qui, qui rackette qui.» Question effarante qu’il pose et que l’exposition reprend à sa manière: pas de cartel sur les cimaises pour identifier et expliquer les photos. A chaque visiteur son interprétation!

Un acte d’une violence indicible, Lausanne, Musée de l’Elysée, jusqu’au 27 janvier.

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