La Liberté

«Personne à risque», et le risque c'est moi

Angélique Eggenschwiler est chroniqueuse à «La Liberté». Ses chroniques ont été rassemblées dans un recueil. © Charly Rappo © La Liberté
Angélique Eggenschwiler est chroniqueuse à «La Liberté». Ses chroniques ont été rassemblées dans un recueil. © Charly Rappo © La Liberté
Publié le 31.03.2020

Temps de lecture estimé : 4 minutes

Lettre à nos aînés

Jusqu’ici, le Covid-19 était pour moi l’équivalent d’une bonne blague. C’est vrai, une petite grippe, une camomille devant Affaires Conclues et le tour était joué. Quand M. Berset m’a conseillé de prendre mes distances avec ma grand-mère, ce sourire idiot qui m’engourdissait les zygomatiques est soudainement retombé.

Ma grand-maman, cette femme stupéfiante qui charrie deux fois son poids en compost pour nourrir son potager. Cette force de la nature qui prend la vie en pleine figure depuis plus de sept décennies. Inébranlable, ma grand-mère. Un peu abîmée par les drames de l’existence, elle se relève, trébuche parfois mais avance, sa marocaine au bec et ses défunts au mur. Un roc ma grand-mère. Du jour au lendemain, le rocher s’effrite. «Personne à risque» qu’on souffle entre deux statistiques sur l’épidémie. Et ce risque c’est moi.

C’est nous. Ces milliers d’enfants et de petits-enfants que vous avez élevés, gâtés, goinfrés de bricelets et de mots tendres. Nous voilà repus aujourd’hui, le ventre tendu et le cœur lourd à l’idée de refermer la boîte à biscuits. Parce qu’il manque soudain à notre quotidien vos conseils avisés, vos sourires lumineux qui chaque jour nous permettent d’avancer un peu plus sereins, un peu moins bancals dans la vie.

«Soudain, nous mesurons combien vous prenez de la place»

Sans vous, le monde redevient bancal. Tout fout le camp, la maison s’effondre. Vous êtes nos murs porteurs. Et c’est drôle mais à l’heure où les portes des maisons de retraite sont closes et celles de nos grand-mères étanches, vous n’avez jamais été aussi présents.

Vous êtes sur toutes les lèvres. Du téléjournal au Conseil fédéral, vous êtes dans l’œuf de Pâques qui patiente sur une commode ou au bras de Ridge qui se balade dans notre téléviseur. Vous êtes dans cette cuillère de sucre qu’on ajoute à notre sauce tomate en répétant vos gestes, dans un morceau de papier d’alu qu’on conserve en les imitant. Vous vous vautrez sur notre cœur. Parce qu’en désertant nos rues, vous avez envahi nos pensées.

Vous avez les oreilles qui sifflent? Rassurez-vous, ce n’est pas un symptôme du Covid-19. C’est l’écho du vide que vous semez dans nos rues comme dans nos vies. 

Soudain nous mesurons combien vous prenez de la place. Ça incitera peut-être quelques ingrats à vous la céder dans le bus ou la file de la Migros. Cette épidémie, c’est une piqûre de rappel. Elle nous rappelle combien ce bonheur est vulnérable, combien nos aînés sont fragiles, précieux, inestimables. Elle nous rappelle combien vous nous êtes essentiels.

ANGÉLIQUE EGGENSCHWILER CHRONIQUEUSE, CORNAUX


» Cette opération de solidarité est lancée de concert avec d’autres quotidiens régionaux de Suisse romande: Le Quotidien Jurassien dans le Jura, Arcinfo à Neuchâtel, Le Journal du Jura (Berne francophone) et Le Nouvelliste, en Valais. La Côte, basée à Nyon, et le magazine Générations se sont également joints au mouvement.

Mais la solidarité ne se confine évidemment pas aux seules rédactions. C’est pourquoi nous vous lançons un appel, à vous, chers lecteurs: écrivez vous aussi votre lettre à nos aînés et faites-nous la parvenir par courriel à l’adresse suivante: redaction@laliberte.ch. Nous publierons les plus belles dans nos prochaines éditions.

Les lettres précédentes:

»  La lettre de Serge Gumy

»  La lettre de René Prêtre

»  La lettre d’Anne-Claude Demierre

» La lettre de Thierry Jobin

» La lettre d’Isabelle Flückiger

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