La Liberté

Il était une fois Erhard Loretan

Alpinisme • Aux Editions Guérin, Charlie Buffet raconte la vie d’Erhard Loretan, des jours heureux de l’enfance jusqu’au malheur d’un père, des incroyables numéros d’équilibriste jusqu’à la chute finale, en avril 2011.

En 1995, Erhard Loretan est devenu le troisième alpiniste à avoir gravi les 14 sommets de plus de 8000m de la planète, après Reinhold Messner et Jerzy Kukuczka. © Nicolas Repond
En 1995, Erhard Loretan est devenu le troisième alpiniste à avoir gravi les 14 sommets de plus de 8000m de la planète, après Reinhold Messner et Jerzy Kukuczka. © Nicolas Repond

Jean Ammann

Publié le 01.05.2013

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Voir notre galerie photo: Erhard Loretan (1959-2011)
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Il était une fois Erhard Loretan… A partir de là, le personnage, cette créature mythologique, mi-homme, mi-yéti, capable de traverser l’Annapurna sur le dos d’une arête ou de dévaler la face nord de l’Everest sur les fesses, appartient à tout le monde. Le journaliste Charlie Buffet, qui avait rencontré Erhard Loretan une seule fois, c’était en 1995 au retour du Kanchenjunga, a décidé de raconter la vie de l’homme aux quatorze 8000, de la lumière à l’ombre, des jours heureux de l’enfance au malheur d’un père, des incroyables numéros d’équilibriste à la chute définitive, le 28 avril 2011, au Grünhorn, un 4000 bénin des Alpes bernoises.

Charlie Buffet, qui fut le spécialiste montagne des quotidiens «Libération» et «Le Monde», a écrit pour la revue «XXI», numéro de l’hiver 2012, un long article sur la fin d’Erhard Loretan, où il revenait en détail sur les événements du 28 avril 2011, de même que sur les dernières années de l’alpiniste: l’article s’appelait déjà «Une vie suspendue». Il commençait comme ça: «L’alpiniste Erhard Loretan, gloire nationale en Suisse, n’a jamais triché. De course en course, de 8000 en 8000, il a obéi à la loi de la montagne. Un jour, il est condamné à quatre ans (quatre mois serait exact, n.d.l.r.) de prison avec sursis pour homicide par imprudence après la mort de son bébé. Il doit accepter la justice des hommes. Dès lors, il vit écartelé entre deux mondes.»

A partir de cette enquête autour d’Erhard Loretan, Charlie Buffet publie aux Editions Guérin, un livre (toujours) intitulé «Erhard Loretan – Une vie suspendue», où apparaissent les proches d’Erhard, membres de sa famille, compagnons de cordée, compagnes éplorées, tous survivants…

Un avant et un après

Des jeunes années et de l’odyssée himalayenne, des époques d’enthousiasme et de l’ère héroïque, qu’on nous permette de dire ici – en toute modestie – qu’il n’y a pas grand-chose de neuf, Erhard Loretan s’étant déjà raconté de manière assez exhaustive dans deux livres, «Les 8000 rugissants» (1996, dont Jean Ammann, qui signe cet article, est le coauteur avec Erhard Loretan, n.d.l.r.) et «Himalaya Regards» (1998), aux Editions La Sarine. On retrouve sous la plume de Charlie Buffet les épisodes immanquables de la saga Loretan: une enfance dans les branches, une adolescence de trompe-la-mort qui faillit bien s’arrêter sur une vire du Grand Pfad, la découverte de l’altitude dans les Andes, la découverte de la très haute altitude au Nanga Parbat où l’on voit Erhard l’impétrant marcher sur les traces d’Hermann Buhl; au Dhaulagiri, en hiver, on le voit inventer un style avec Jean Troillet et Pierre-Alain Steiner…

Tout cela jusqu’au dénouement tragique du Kanchenjunga, lorsque Erhard Loretan et Benoît Chamoux se retrouvent sur leur quatorzième et dernier 8000 «à conquérir», cette lutte vers les sommets, tout cela a déjà été raconté, parfois avec les mêmes mots. Où l’on voit que Charlie Buffet maîtrise l’art délicat de la paraphrase. Passons!

L’intéressant est ailleurs: dans «Une vie suspendue», Charlie Buffet a le mérite, et le courage aussi, d’éclairer les dernières années d’Erhard Loretan. Car la vie d’Erhard Loretan a basculé le 23 décembre 2001. Ce jour-là, il est seul dans son chalet de Crésuz avec son fils Evan, qui est né sept mois plus tôt. Le bébé pleure, Erhard le secoue. Le bébé meurt. Charlie Buffet décrit la scène: «Inquiet de ne pas voir revenir sa compagne et stressé par les pleurs de son bébé, il (Erhard Loretan) s’est énervé et l’a secoué brièvement, une ou deux secondes, puis l’a reposé dans son berceau. Quinze minutes plus tard, il a constaté que l’enfant avait du mal à respirer et il a appelé les urgences. Erhard Loretan est inculpé le 2 janvier 2002.» Il prendra quatre mois avec sursis, mais sa peine est perpétuelle.

Dans un témoignage émouvant que Charlie Buffet a recueilli, Nicole Niquille, qui fut la compagne d’Erhard Loretan au tournant des années 1980 et qu’un accident a rendue paralytique, raconte qu’elle a appelé Erhard peu après la mort de son fils: «Au téléphone, sa voix tremblait. Il m’a dit: «Notre vie à tous les deux a basculé en deux secondes.»

Et quand elle évoque la mort d’Erhard Loretan lui-même, Nicole dit: «Avec le recul, je ne trouve pas ça dramatique. Bien sûr, pour nous qui restons, il laisse un vide incommensurable. Mais il n’aurait pas supporté de vivre plus longtemps. La mort de son bébé a complètement changé sa vie. Il n’était plus le même.»

Le ressort cassé

Alors oui, Erhard Loretan retournera en montagne: au Pumori (7161m) et au Jannu (7710m), par deux fois, en 2002 et 2003. Ueli Steck, l’homme de tous les records, sera de la deuxième expédition: «Pour moi, partir avec Erhard sur une expédition, c’était comme un rêve, comme si j’étais parti avec Walter Bonatti!», confie Ueli Steck à Charlie Buffet. Mais le Jannu est un échec, comme si le ressort s’était cassé, comme si l’heure n’était plus à l’héroïsme, comme si la gravité avait rattrapé l’alpiniste… En 2005, Erhard Loretan devait retourner au Nanga Parbat avec Jean Troillet. Il l’appelle: «Je ne le sens plus, je n’ai plus le nez», dit-il à son vieux compagnon de cordée, au témoin de l’insouciance.

Avait-il retrouvé goût à la vie? Erhard Loretan avait perdu une amie proche, lorsqu’il rencontre Xenia Minder. Elle l’a engagé comme guide, ils tombent amoureux. Ils sont ensemble ce 28 avril 2011, jour anniversaire d’Erhard, attachés à la même corde sur l’arête du Grünhorn. Il a 52 ans. Elle a raconté à Charlie Buffet ces quelques secondes tragiques: «Xenia Minder se souvient de la chute comme d’un film muet, en couleurs: «Première image: mon pied gauche qui glisse. Puis, je fais des saltos en arrière, je vois la corde défiler devant moi dans un silence absolu. Pas de son. Je vois une barre de rocher. Je me dis: C’est pas possible, c’est une chute». Une chute de 200 mètres.

Le guide Reto Schild arrive le premier sur les lieux de l’accident: «Les corps étaient arrêtés sur un glacier raide, une dizaine de mètres au-dessus d’une grande crevasse. Loretan, à demi enseveli par une petite avalanche, avait la tête et le buste enfouis sous cinquante centimètres de neige. Il n’avait pas bougé depuis quatre ou cinq heures. Je ne suis pas médecin, mais j’ai compris tout de suite qu’il était mort.»

C’est ainsi que disparaît Erhard Loretan: «C’était un des alpinistes du siècle. Il y en a peut-être deux ou trois comme lui, sûrement pas plus», estime Pierre Morand, abondamment cité par Charlie Buffet. Pierre Morand qui fut dans les Gastlosen, dans les Dolomites, dans les Andes, dans le Karakoram, en Patagonie, le spectateur émerveillé d’Erhard Loretan et qui, au beau milieu de l’enterrement, demanda à l’assemblée d’applaudir l’artiste. Et cette église qui reniflait se mit à crépiter comme le feu de Saint-Elme sur l’arête du Diable, en juillet 1975. Il y a tellement longtemps. I

=> Charlie Buffet, «Erhard Loretan - Une vie suspendue», Editions Guérin, 236 pages, parution le 7 mai.

 

Bio express

Erhard Loretan

> 1959 Le 28 avril, naissance à Bulle, fils de Freddy et de Renata. Il aura un frère, Daniel en 1962, et un demi-frère, Christian, né en 1976.

> 1980 Première expédition, dans la Cordillère blanche, Pérou, où il réussit avec Jean-Claude Sonnenwyl, Pierre Morand et Pierre Perroud plusieurs premières.

> 1982 Le 10 juin: sommet du Nanga Parbat (8125m), son premier 8000.

> 1995 Le 5 octobre, avec Jean Troillet, sommet du Kanchenjunga (8586m): il devient le 3e homme à réussir les quatorze 8000, après Messner et Kukuczka.

> 2001 Le 24 décembre, son fils Evan, âgé de 7 mois, décède à l’Inselspital de Berne: il est mort du syndrome du bébé secoué. Erhard Loretan sera condamné à 4 mois de prison avec sursis pour homicide par négligence.

> 2011 Le 28 avril, il meurt au Grünhorn (4044m).

> 2013 Le 7 mai, parution aux Editions Guérin du livre «Erhard Loretan - Une vie suspendue», par Charlie Buffet.

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