La Liberté

Lauber et Credit Suisse, l’énigme

Il y a eu des rencontres entre le MPC et la banque dans une procédure. Lauber a été sollicité, mais rien ne prouve sa présence. Certains initiés constatent des manques de traces écrites. Le MPC se justifie.

Publié le 24.12.2019

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Mon souvenir de 2019
Chaque journaliste de «La Liberté» a sélectionné pour vous un article qui l’a touché(e) cette année.


Philippe Boeglin
Rédacteur parlementaire

«J’ai choisi cet article car il traite d’une question fondamentale: l’impartialité et l’indépendance de la justice. Dans le cas présent, c’est le premier procureur de Suisse qui est concerné. Le mystère entourant ses entrevues informelles avec des suspects ou des plaignants n’a pas totalement été levé. Mais certaines réponses sont tombées, et il était primordial de poser les questions.»


» Cet article a été publié initialement le 24 septembre 2019

Justice » La tension monte. Ce mercredi, tôt le matin, le Parlement fédéral votera et décidera si Michael Lauber demeure procureur général de la Confédération pour la période 2020-2023. L’affaire est loin d’être jouée.
Le patron du Ministère public de la Confédération (MPC) est secoué depuis la révélation de ses deux entrevues informelles de 2016 avec Gianni Infantino, président de la Fédération internationale de football, justement partie plaignante aux procédures pénales du MPC contre d’ex-dirigeants de la FIFA. Une troisième rencontre même semble avoir eu lieu en 2017, mais aucun participant ne dit s’en souvenir…

Lire aussi » Le procureur se retrouve en sursis (5.09.2019)

En soi, ces rendez-vous n’ont rien de problématique, mais l’ennui, c’est qu’ils n’ont pas été consignés par écrit, au mépris des règles de procédure, comme l’avait souligné l’Autorité de surveillance du MPC. Depuis lors, Michael Lauber fait l’objet d’une enquête disciplinaire de la même Autorité de surveillance, et s’est fait récuser par le Tribunal pénal fédéral dans les enquêtes FIFA. Le fait de ne pas verbaliser des entretiens entre les enquêteurs et une partie fait naître des soupçons de partialité de la justice.

1. Une autre affaire

Dans ce contexte, une autre affaire, dont nous avons pris connaissance, soulève des questions importantes. Il s’agit cette fois-ci d’une procédure pénale menée par le MPC contre la banque Credit Suisse (contactée, elle ne commente pas), pour soupçon de défaut d’organisation en lien avec l’infraction de blanchiment d’argent aggravé.

Des rencontres ont eu lieu entre des représentants du MPC et de la banque. Rien de répréhensible en soi, sauf que différents acteurs proches du dossier n’ont pas retrouvé de trace écrite de tous les entretiens, indiquent nos recherches. Le nombre exact de ces rendez-vous, des dates et des participants leur demeurent notamment inconnu.  Cela peut potentiellement être contraire aux règles de procédure pénale.

En sus, Michael Lauber a été sollicité personnellement pour un entretien. Mais rien ne prouve qu’il y a pris part.

2. Des entretiens

Les rencontres sont attestées par une lettre circulaire du MPC, envoyée aux avocats et datée du 24 mai 2019, que nous avons consultée. Le ministère public y relève que «des rencontres se sont tenues entre le MPC et des représentants de CREDIT SUISSE AG. Celles-ci vous (les avocats, ndlr) étaient connues de longue date. Dès le 18 mai 2016, CREDIT SUISSE AG a cherché le contact avec le MPC dans la perspective d’une éventuelle procédure simplifiée. Les discussions qui s’en sont suivies n’ont pas abouti. Elles ont repris, en début d’année 2019, à l’initiative de la banque qui a formellement demandé l’ouverture d’une procédure simplifiée par courrier du 21 mai 2019».

Une rencontre datée du 2 septembre 2014 est versée au dossier. Mais les interrogations planent sur le détail des autres entrevues.

3. Le rôle de Lauber

Contrairement aux affaires FIFA, rien ne prouve ici que Michael Lauber a assisté aux rencontres. Mais le procureur général de la Confédération a été sollicité personnellement pour prendre part à une discussion, démontre un courrier du 18 mai 2016 signé par l’avocat Lorenz Erni, défenseur de Credit Suisse – courrier que nous avons consulté. Selon nos informations, Michael Lauber a répondu à cette missive.

Lorenz Erni? L’avocat mérite que l’on s’y arrête rapidement. Il a été engagé par… Michael Lauber pour le défendre dans l’enquête disciplinaire menée par l’Autorité de surveillance du MPC, et est connu comme représentant de Sepp Blatter dans les enquêtes autour de la FIFA.

4. Traces écrites?

Dans la procédure pénale à l’encontre de Credit Suisse, des parties ont, selon nos recherches, cherché à en apprendre davantage sur les entretiens entre la banque et le MPC: lieu, date, personnes présentes, contenu.
Nous avons également posé ces questions précises au MPC, et le Ministère public a pris position de la sorte: «S’agissant des rencontres qui se sont tenues entre le MPC et des représentants de Credit Suisse AG, celles-ci étaient connues des parties à la procédure et elles ressortent du dossier. Le MPC ne donne pas davantage d’information puisque la procédure pénale est encore pendante. La présomption d’innocence vaut comme toujours pour les prévenus.»

Nous avons relancé le MPC avec ces questions-ci: en quoi cela ressort-il du dossier? Y a-t-il, oui ou non, des traces écrites? Ce à quoi le service de communication a répondu: «Comme précisé tantôt, aucun autre commentaire ne sera fait sur une procédure pénale toujours pendante.»


Avis divergents entre juristes

Procédures » Un autre élément joue un rôle: Credit Suisse «a cherché le contact dans la perspective d’une éventuelle procédure simplifiée», écrit le MPC. Procédure simplifiée? En gros, cette voie permet de se passer d’un long procès en négociant un acte d’accusation entre procureur et prévenu, qui doit reconnaître les faits principaux, avec l’accord de la partie plaignante. La procédure simplifiée change-t-elle les règles du jeu pour la verbalisation des entretiens?

Questionné, le Ministère public de la Confédération répète qu’il ne commente pas davantage une procédure pénale pendante.

Dans les cercles judiciaires, les avis divergent. Certains réfutent toute possibilité de faire des entretiens non consignés par écrit, même en procédure simplifiée. D’autres, plus nuancés, admettent qu’il puisse y avoir une ou deux rencontres non consignées par écrit dans la perspective d’une procédure simplifiée. Mais elles doivent rester rares et se tenir peu de temps avant la demande formelle de procédure simplifiée.

Or ici Credit Suisse ne pose de demande formelle que le 21 mai 2019, et des rencontres ont déjà eu lieu bien avant, comme l’atteste le MPC dans sa lettre circulaire aux avocats: «Dès le 18 mai 2016, CREDIT SUISSE AG a cherché le contact avec le MPC dans la perspective d’une éventuelle procédure simplifiée. Les discussions qui s’en sont suivies n’ont pas abouti. Elles ont repris, en début d’année 2019, à l’initiative de la banque qui a formellement demandé l’ouverture d’une procédure simplifiée par courrier du 21 mai 2019».


Le cas en question

«Dans la cause évoquée, le Ministère public de la Confédération (MPC) mène depuis février 2008 une procédure pénale pour notamment soupçons de blanchiment d’argent aggravé (art. 305bis ch. 2 Code pénal) et appartenance à une organisation criminelle (art. 260ter CP).

En sus de 10 personnes physiques actuellement poursuivies, l’instruction a été étendue en novembre 2013 à l’encontre de la banque Credit Suisse AG pour soupçon de défaut d’organisation en lien avec l’infraction de blanchiment d’argent aggravé (art. 102 al. 2 CP en relation avec art. 305bis ch. 2 CP)», dit le MPC.

Que dit la banque? «Nous ne commentons pas», lâche Anna Sexton de la communication de Credit Suisse.

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