La Liberté

Le Corbusier: un art à l’échelle humaine

Architecture • Pour assurer l’harmonie de ses emblématiques constructions, Le Corbusier, décédé il y a 50 ans, avait créé le Modulor. Cette mesure étalon, à la taille du corps humain, sera au cœur d’une rétrospective à Paris.

Le Corbusier: un art à l’échelle humaine © Keystone/J. Ach, FLC, ADAGP, Paris 2015/DR
Le Corbusier: un art à l’échelle humaine © Keystone/J. Ach, FLC, ADAGP, Paris 2015/DR

Pascal Fleury

Publié le 10.04.2015

Temps de lecture estimé : 10 minutes

Vous avez dit Modulor? La silhouette de ce personnage au bras gauche levé se trouve au dos de tous nos billets de 10 francs! Mais aussi sur des timbres, des pièces de monnaie, des tableaux, des vitraux, des fresques… Figure omniprésente dans l’œuvre de l’architecte, urbaniste, peintre et sculpteur chaux-de-fonnier Charles-Edouard Jeanneret, alias Le Corbusier, elle s’invite dans la plupart de ses réalisations d’après-guerre.

L’effigie stylisée s’impose en bas-relief et grandeur nature sur les murs de béton de la Cité radieuse de Marseille. Elle s’imprime sur les parois délavées des Unités d’habitation de Nantes, de Berlin ou de Firminy-Vert. Elle se démultiplie même sur la façade du Gymnase de Bagdad. Le Modulor traverse le monde: sa sculpture habite tant la Maison Turque de La Chaux-de-Fonds que la lointaine ville modèle de Chandigarh, en Inde. Dès la fin avril, elle sera la star du Centre Pompidou à Paris, à l’occasion de l’exposition «Le Corbusier - Mesure de l’homme»(1), une grande rétrospective riche de quelque 300 œuvres, qui marquera les 50 ans de la mort tragique par noyade, à l’âge de 77 ans, du plus célèbre architecte du XXe siècle. C’était le 27 août 1965, non loin de son «Cabanon» de Roquebrune-Cap-Martin, dans les Alpes-Maritimes.

Bien davantage qu’un «grouillot»

Dès ses débuts d’architecte, Le Corbusier dessinait, dans ses élévations de bâtiments, un «grouillot», simple silhouette qui, par sa taille, donnait une idée de l’échelle de l’ensemble. Il multipliait parfois aussi les personnages, d’un trait soigné, incluant finalement «une dimension humaine dans sa production», selon le co-commissaire Olivier Cinqualbre, chef du service architecture du Musée national d’art moderne, qui signe le catalogue de l’exposition avec le conservateur en chef Frédéric Migayrou.

Dès 1943, l’auteur du fameux slogan «Une maison est une machine à habiter» surprend en soulignant la dimension pleinement «organique» de l’architecture, impliquant directement le corps. Avec Gerald Hanning, l’un des jeunes architectes de son atelier, et la mathématicienne Elisa Maillard, qui travaillait au musée de Cluny, il met au point le Modulor, un personnage étalon associant le concept de «module», principe de base de la construction, à la notion de «section d’or», comme unité de mesure harmonique à l’échelle humaine (lire ci-contre). Le concept, applicable à l’architecture et à la mécanique, est peaufiné lors d’un voyage en bateau vers les Etats-Unis, à la fin 1945. Le Corbusier le présente au physicien Albert Einstein, qui commente: «C’est une échelle de proportions qui rend le mauvais difficile et le bon facile.»

Alternative au système métrique

«Etrangement, commente l’historien d’art suisse Stanislaus von Moos(2), Le Corbusier, qui n’a jamais fait mystère de son admiration pour le rationalisme froid de l’ingénieur, attaque désormais de front les principes de conception tels que les enseigne l’Ecole polytechnique. Le voici qui fait l’apologie du pied, du yard et du pouce, dont il rappelle que ce sont des unités de mesure dérivées du corps humain et enracinées dans les mythes populaires. Il reproche au système métrique d’«avoir disloqué l’architecture, de l’avoir pervertie». Avec le Modulor, il va tenter une synthèse des étalons de mesures métriques et anglo-saxons.»

On pourrait y voir «le charme naïf de la fascination béate des hippies pour la nature», note Stanislaus von Moos. Pourtant, cette approche «organique» va fonctionner. Ses réalisations d’après-guerre sont là pour le prouver, que ce soient ses Unités d’habitation, la capitale du Pendjab Chandigarh, la chapelle de Ronchamp ou son «Cabanon» à Roquebrune-Cap-Martin, dont la cellule carrée, fondée sur une approche ergonomique et fonctionnaliste, est haute de 2,26 m comme l’effigie à la main levée. De nombreux architectes s’en sont inspirés depuis lors. Et si, selon von Moos, «le Modulor apparaît aujourd’hui davantage comme une clé à l’univers poétique que comme un programme pragmatique», ses nobles visées restent louables. Le biographe Nicholas Fox Weber le souligne: «Au fil des ans, les nombreuses images du Modulor que Le Corbusier a peint et sculpté montrent clairement qu’il aspirait, par ce biais, à ennoblir l’homme.»(3) I

1)  Rétrospective «Le Corbusier - Mesures de l’homme», du 29 avril au 3 août 2015, Centre Pompidou, Paris. 2) «Le Corbusier - Une synthèse», S. von Moos, Ed. Parenthèses, 2013. 3) «C’était Le Corbusier», Nicholas Fox Weber, Ed. Fayard, 2009 > Voir aussi «Le siècle de Le Corbusier», ce dimanche sur RTS 2.

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Homme étalon

De tout temps, l’homme a utilisé son corps comme outil de mesure. Coudée, doigt, pouce, pied, empan, foulée ont permis de construire et de reproduire huttes et maisons, mais aussi temples et cathédrales. Ces outils éternels, toujours usités - comme le pied anglais dérivé du pied romain - sont «infiniment riches et subtils» selon Le Corbusier, puisqu’ils «participent de la mathématique qui règle le corps humain, mathématique gracieuse, élégante et ferme, cause de la qualité d’harmonie qui nous émeut: la beauté».

A l’instar de Léonard de Vinci, qui s’était intéressé aux proportions du corps humain en dessinant le célèbre «Homme de Vitruve» vers 1492, l’architecte d’origine chaux-de-fonnière a imaginé en 1943 une silhouette humaine, le «Modulor», de 1,83 m (6 pieds), qui formalise un système de proportions basé sur le nombre d’or et la suite de Fibonacci. Il permet d’organiser une harmonie de toutes constructions spatiales en lien avec la morphologie humaine.

Le Modulor présente un homme debout, le bras gauche levé, déterminant la hauteur idéale d’une pièce d’habitation (2,26 m). Les écarts décroissants entre les pieds et le nombril (situé à mi-hauteur), puis entre le nombril et la tête et enfin entre le coude et la main, sont calculés en fonction de la section d’or. Cette grille «organique» a servi d’étalon pour la construction de la plupart des réalisations d’après-guerre de Le Corbusier.

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La Cité radieuse victime de son succès

La Cité radieuse de Le Corbusier à Marseille, classée monument historique en 1986, est aujourd’hui le troisième monument le plus visité de la ville phocéenne, après le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée et Notre-Dame-de-la-Garde. Son succès est tel que ses résidants, confrontés à une fréquentation devenue difficilement contrôlable, ont dû appeler à la rescousse l’Office du tourisme de Marseille pour la mise sur pied de visites guidées.

L’histoire de la Cité radieuse avait pourtant débuté par un désamour profond. Commandé à l’architecte par le Ministère de la reconstruction, le bâtiment, avec ses 337 appartements, devait initialement accueillir les sinistrés du Vieux-Port, quartier rasé en février 1943 par les artificiers allemands. Le Corbusier, qui a carte blanche, en profite pour mettre en pratique une série d’innovations et faire de cette unité d’habitation le laboratoire d’un nouvel art de vivre en communauté. Il imagine un village vertical monté sur des pilotis de béton, avec des couloirs larges conçus comme des rues et munis de boîtes aux lettres et, surtout, des duplex traversants totalement révolutionnaires.

Les critiques fusent dès la livraison de l’immeuble, en 1952. «Quand vous disiez à la ménagère de l’époque que la cuisine minuscule était ouverte sur le salon… Même les sinistrés n’en voulaient pas! Ce n’est pas pour rien qu’on l’a baptisée la maison du fada», raconte Jacques Delemont. Ce retraité, qui préside aujourd’hui l’association des habitants du Corbusier, se souvient avoir passé du temps à observer la curieuse cité depuis la tour d’en face, où il habitait alors. «Un jour, je suis venu visiter. Ça a été la révélation. C’était pour moi la vision parfaite de la vie familiale.» Il s’installe en location dans son appartement en 1968. Il y vit encore aujourd’hui.

A la Cité radieuse règne un «esprit Corbu». Il a été pensé par l’architecte lui-même, qui voulait initier un nouvel art de vivre ensemble: «Il avait prévu, par exemple, des téléphones qui reliaient entre eux les habitants. Ils pouvaient également appeler les commerçants du troisième pour passer commande», détaille Jacques Delemont. «Les ascenseurs aussi invitent à la convivialité: leur nombre réduit génère une file d’attente propice à la conversation.»

Plusieurs salles communes ont été prévues à chaque étage: cinéma, ping-pong, bibliothèque… Aujourd’hui, c’est l’association des habitants qui les gère. C’est aussi elle qui fait le relais avec la copropriété pour les questions de rénovation. «C’est un monument fragile, il faut l’entretenir, souligne le président. On a refait le toit-terrasse, la façade ouest… C’est une vieille dame qui coûte cher.»

Le possible classement au patrimoine mondial de l’humanité des œuvres de Le Corbusier - dont la Cité radieuse de Marseille - pourrait peut-être corser la note. Fin janvier, une demande en ce sens a été déposée auprès de l’Unesco et la réponse sera connue en 2016. De quoi augmenter encore la notoriété du bâtiment, qui a déjà explosé en quelques années.

«La vraie rupture remonte à trois ou quatre ans, calcule Jacques Delemont. D’un coup, Le Corbusier est devenu le saint des saints!» La capitale européenne de la culture en 2013 apporte un coup de projecteur supplémentaire et, la même année, l’installation sur le toit du MAMO (Marseille Modulor), le centre d’art contemporain géré par le designer Ora Ito, fait flamber les visites. Pour satisfaire la curiosité de tous, la copropriété a racheté un appartement gardé dans son état d’origine.

Stéphanie Harounyan, Libération/Avec PFY

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