La Liberté

«J’aime cette ville, son atmosphère…»

L'invité du lundi • Grande signature du cinéma mondial, Luciano Tovoli, directeur de photographie italien, reste à 78 ans un joyeux amant de la lumière. Et il se plaît à Fribourg, où il œuvre sur le tournage d’«Un Juif pour l’exemple».

Luciano Tovoli: le directeur de la photographie, dit aussi chef opérateur, est le responsable des prises de vues pendant un tournage. Et ce métier, l’esthète italien l’aura hissé à une altitude remarquable! © vincent murith
Luciano Tovoli: le directeur de la photographie, dit aussi chef opérateur, est le responsable des prises de vues pendant un tournage. Et ce métier, l’esthète italien l’aura hissé à une altitude remarquable! © vincent murith

pascal bertschy

Publié le 12.01.2015

Temps de lecture estimé : 9 minutes

L’heureux homme! Il vit avec la plus belle des maîtresses, qui est la lumière. Luciano Tovoli est un chef opérateur virtuose. En plus d’un demi-siècle de carrière, il a photographié des films que le public connaît par cœur - «Le dîner de cons» en tête. Des splendeurs aussi comme «Nous ne vieillirons pas ensemble», «Suspiria» et «Le désert des Tartares». Il a même réussi avec Antonioni, c’était dans «Profession: reporter», un des plus grands plans-séquences du monde. Pardon, ça n’est pas rien.

Tovoli parle un beau français, porte à merveille ses 78 ans. Epris d’art et… de médecine alternative, il voue une passion à la Méditerranée et aux bateaux. Il a vécu mille aventures, habité durant cinquante ans à deux pas de Cinecittà, et vécu les années de miel du cinéma italien aux premières loges. Avec le réalisateur Jacob Berger et son équipe, pour trois jours encore, il tourne à Fribourg «Un Juif pour l’exemple» de Chessex. Allez, place au maestro!

- Luciano, vous ici et pour un film suisse à moyen budget: où est l’erreur de casting?

Aucune erreur! Le budget d’un film n’entre pas dans mes critères. Il y a trois ans, je suis parti avec un jeune cinéaste de Turin faire un documentaire en Ukraine. Nous n’étions que trois, j’ai réglé moi-même les frais d’hôtel. Je suis toujours à la recherche de nouvelles entreprises capables de me surprendre, de m’emmener là où je ne suis pas encore allé. La vie est déjà assez emmerdante comme ça pour ne pas se permettre ce luxe, vous ne trouvez pas?

- Sinon, à Fribourg, tout se passe bien?

Depuis mon arrivée, fin novembre, je suis en plein contentement! J’aime cette ville, son atmosphère… Ses murs m’inspirent, moi qui suis un passionné du Moyen Age. Et puis la production pense à tout. C’est la mamma, avec qui il suffit de se laisser porter. Jacob Berger sait parler à ses comédiens et à moi pour faire naître une vision du film. Travailler dans son équipe est un privilège, et citez bien tous ces gens extraordinaires: il y a Jean-Marie Gindraux, le producteur exécutif, le régisseur Fabrice…

- Aïe, ça risque d’être dur. Déjà que la place me manquera pour résumer votre carrière…

On ne peut pas mettre toute une vie de cinéma dans une page, je sais, mais notre art est choral. Et c’est ce que j’aime le plus dans ce métier: on est un groupe, on se lie d’amitié pendant le tournage et on harmonise sa partition avec celle des autres. 

- Un directeur photo, pour vous, c’est…

Un artiste qui s’exprime avec de l’artisanat technique. Il transforme une idée en une image. En photographe partisan de la lumière naturelle, je dois me servir des suggestions du soleil, des nuages ou de la lune. Mais il n’y a pas de bon chef opérateur sans un bon metteur en scène.

- Attachez-vous de l’importance au succès, ou pas, des films auxquels vous participez?

Le cinéma est fait pour être vu, je suis sensible à cela. En particulier à la figure du producteur qui risque tout, tel le lumineux Jacques Perrin. En cas de succès, je suis content pour le film. Autant pour l’œuvre difficile qui réussit à attirer 300 000 spectateurs, que pour un film comme «Le dîner de cons» qui fait dix millions d’entrées…

- Les comédies de Francis Veber, justement: vous leur avez donné une de ces élégances!

«Le dîner de cons», au départ, c’est un gâteau. Pour le rendre appétissant j’ai choisi l’anamorphique sur écran panoramique total. Ce format n’existe pas dans la comédie et je l’ai imposé non sans mal à la Gaumont. Mais le public, lui, m’a approuvé…

- Parmi tous les maîtres que vous avez côtoyés, il y a eu de vrais fous furieux. Je pense à Marco Ferreri et à Maurice Pialat…

Lorsqu’un metteur en scène vous choisit, c’est un geste d’amour de sa part et j’ai donc aimé ceux qui m’ont appelé auprès d’eux. Bon, avec Pialat, j’ai dû lutter un peu. Au début du tournage de «Nous ne vieillirons pas ensemble», notre première collaboration, il m’avait insulté. Je suis parti, mais il m’a rattrapé. J’ai mis deux conditions pour rester: qu’il ne s’occupe plus de la photo et qu’il s’abstienne de tout commentaire. Pialat a fait: «Très bien, j’insulterai les comédiens alors!»

- Avec Ferreri, vous avez fait «La dernière femme» et la célèbre scène où Depardieu se tranche le sexe au couteau électrique…

Il y a eu surtout, au troisième jour de tournage, la scène où Gérard doit insulter Ornella Muti en criant. Je fais mes lumières, puis moteur! Surprise sur le plateau: Depardieu a chuchoté ses insultes au lieu de les hurler. La prise terminée, je demande trois minutes pour changer de lumière. Pendant que Ferreri gueule que le chef op’n’a pas à décider ceci ou cela, je vais vers Gérard: «J’aime ce que vous avez fait, mais voyez, plutôt que de tourner la scène dans une lumière criante, je vais faire une pénombre plus appropriée aux chuchotements.» On a fait la scène de cette façon, ce qui a marché. Le jeune Depardieu, qui avait peu d’années de métier, en est resté muet. Il a compris beaucoup de choses, ce jour-là, et il en a été bouleversé. Nous sommes devenus amis, aussi, et c’est lui qui a obligé plus tard Veber à me prendre.

- Vous avez été au cœur d’un cinéma italien qui a enchanté le monde comme nul autre…

Il a été asphyxié politiquement dès la fin des années 1970, après une période magique de trente ans. Imaginez: l’Italie produisait 350 films par an et certaines de ses 12 000 salles avaient 4000 places! Le destin devait-il nous privilégier pendant cinq ou six siècles encore? Non, et je n’ai pas de nostalgie. Aujourd’hui, dit-on, le cinéma vit partout une décacence. Et alors? Même si décadence il y a, le cinéma continue à faire ici ou là des œuvres magnifiques!

- Mis à part ceux de Barbet Schroeder, pourquoi avez-vous évité les films américains?

Je suis fainéant. Les journées où on travaille dix heures, oui; celles de quatorze heures comme à Hollywood, non! A un moment, le travail cesse d’être plaisant à cause de la fatigue. Or rien ne vaut le plaisir, pas même l’argent. J’en ai eu un aperçu avec «Rambo 2», pour lequel on m’avait engagé. Durant la préparation, toutes mes propositions étaient refusées dans des meetings qui se faisaient avec 300 personnes. Je suis parti avant le tournage.

- Et votre plus grand souvenir?

«Chung Kuo, la Chine», de Michelangelo Antonioni, qu’on a réalisé là-bas en 1972. Le documentaire a déplu au pouvoir, qui l’avait interdit de sortie. Mais les Chinois l’ont redécouvert en 2004 et ils y ont vu un précieux témoignage sur la Chine de Mao. Et nous, anciens ennemis du peuple, nous voilà désormais grands amis de la Chine!

- L’acteur que vous avez le plus admiré?

Je dirais Marcello Mastroianni, parce qu’il est la colonne de ma filmographie.

- A 78 ans, songez-vous parfois à la retraite?

Quel mot avez-vous dit? Non, connais pas! J’ai trop de curiosité et d’envies pour laisser votre mot entrer dans mes oreilles… I

 

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Bio express

Le maestro

> Né en 1936 à Massa Marittima, en Toscane.

> Vit à Ladispoli, près de Rome, est marié et a eu deux enfants.

> A fait ses débuts de chef op en 1960 avec «Banditi a Orgosolo», de Vittorio De Seta.

> A photographié à ce jour 80 films et réalisé «Le général de l’armée morte» (1983).

> A travaillé notamment avec Antonioni, Argento, Comencini, Ferreri, Oury, Pialat, Risi, Scola, Schroeder, Veber et Zurlini.

> Membre très actif d’IMago, fédération qu’il a fondée en 1992 avec des collègues et qui regroupe les directeurs photo du monde entier (Chine et Etats-Unis exceptés).

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