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Une utopie au goût actuel

L'article en ligne - CRITIQUE BD • Le temps d'une bande-dessinée, Nicolas Debon revient sur les tentatives menées au début du siècle pour monter une société idéale à l'abri de la civilisation.

Une utopie au goût actuel
Une utopie au goût actuel

Hedwige DELABEYE

Publié le 09.06.2015

Temps de lecture estimé : 3 minutes

C’est l’histoire d’un homme qui acquiert un champ. Il s’y construit un abri. Puis d’autres hommes viennent et c’est une maison qui est bâtie. Une femme arrive, et d’autres familles se joignent à la « colonie », surnommée ainsi. Ils amènent avec eux la musique. Des mots apparaissent ensuite sur la façade. Le champ est retourné, labouré, il donne naissance à ses premiers plants.

C’est ainsi que se passe la création d’une société, celle de Fortuné Henry, personnage réel né en 1869. Baptisée « L’Essai », ce lieu d’expérimentation communiste survit six ans (1903-1909) aux abords de la grande forêt des Ardennes. Tout d’abord utopique (sinon matériellement du moins idéalement) et pacifiste, il se laisse peu à peu infecter par la violence advenant en même temps que la colonie s’insère dans le monde extérieur. Or, son existence n’est possible que si elle en demeure séparée. Pourtant, c’est justement le monde que Fortuné a envie de changer au travers de sa colonie qui n’est en aucun cas une forme de fuite. Au contraire, il s’y sent isolé et, malgré le dur labeur qu’il y accomplit chaque jour, inutile.

L’expérience alors semble vouée à disparaître, sa conception d’un communisme anarchique étant comprise comme une révolte. Lorsque celle-ci n’est plus, la communauté se désagrège et ses parties se détachent, elles s’en vont. Toutefois, cette bande dessinée n’a pas pour objectif de montrer l’échec d’une forme de communisme. Son titre, le même que le nom de la colonie, « L’Essai » le montre bien : essayer veut dire faire quelque chose dont on sait que l’issue  est incertaine. Ainsi ce n’est pas celle-ci qui compte mais le procédé même et le message que Fortuné a voulu faire passer à travers son acte. « Essai » signifie aussi récit constitué de réflexions faites autour d’un sujet, mais sans aboutir à une conclusion précise. À nouveau, le résultat final importe peu.

Si l’on considère ce deuxième sens littéraire du mot, on peut aussi constater une mise en abyme. En effet, Fortuné conçoit sa colonie comme une œuvre et compare ses bâtiments en ruines aux restes de décor d’un théâtre. De plus, une grande partie du texte se retrouve dans les récitatifs dans un style très « romanesque ». Cependant, il est important de souligner que cet ouvrage a toutes les raisons d’être une bande dessinée. Les mots sont peu nombreux, très clairs, et les images essentielles. Plusieurs d’entre elles couvrent une page entière, donnant l’impression de tableaux. Le dessin, épuré, fait également penser à la peinture. Les couleurs pastel forment un clair-obscur entre le gris bleuté et les tons ocre, rendant une atmosphère calme, silencieuse. Les plans sont variables : gros plans sur les détails, plans larges laissant voir le paysage, comme s’il y avait une caméra. Le fait que les images aient une telle importance va aussi de pair avec la façon de penser de Fortuné, qui préfère les actes (visibles) aux dires (lisibles).

Au dos de la couverture, on a dit de cette bande dessinée qu’elle était un « témoignage émouvant qui reste d’une troublante actualité ». Or, même s’il semble que l’espoir d’un communisme idéal appartienne au passé, l’acte de Fortuné n’est pas pour autant dénué de toute signification car il reste une forme de protestation contre un système encore en vigueur aujourd’hui.

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