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Les Russes misent sur le système D

La Russie se démène pour importer des produits indispensables à l’effort de guerre sans la permission des fabricants européens. Même les lave-linge ou les imprimantes sont précieux pour leurs composants


 Thierry Jacolet

Thierry Jacolet

10 juin 2023 à 04:01

Russie » La Russie de Vladimir Poutine manque de tout dans la guerre d’attrition qu’elle mène en Ukraine: d’équipements, d’armes, de munitions, de moyens logistiques, de moral et surtout de stratégie. Le président trouve toutefois les ressources nécessaires, quand il s’agit de s’adapter aux sanctions occidentales qui affaiblissent le pays depuis le début du conflit. Il est passé maître dans l’art de les contourner. Malgré les dix salves déjà envoyées par les Européens et les batteries de sanctions américaines, le complexe militaro-industriel tient le coup grâce au système D.

Tout est récupérable pour une armée qui n’hésite pas à piocher dans les stocks soviétiques pour faire la guerre au XXIe siècle. Même les tire-laits, machines à laver, congélateurs, fours, calculatrices et autres appareils ménagers en provenance de l’UE peuvent servir à l’effort de guerre. Vraiment?

Puces électroniques

Prenons les machines à laver en provenance du Kazakhstan pour lesquelles la Russie a un faible: cette ex-république soviétique n’en a livré aucune en 2021 et 100 000 en 2022. L’Etat ne se soucie pas du confort des troupes quand il achète des lave-linge. Il les importe pour mettre la main sur la «perle» qui se cache à l’intérieur: les composants électroniques. En particulier les fameux semi-conducteurs, les transistors ou encore les circuits intégrés que lui fournissaient les pays occidentaux jusqu’à ce que ces produits soient placés sur liste noire aux côtés d’autres biens à double usage, les armes ou les produits de luxe.

Cette technologie de pointe est indispensable à la fabrication des drones, avions de chasse, radars, systèmes de missiles... L’industrie militaire russe est tellement accro aux composants occidentaux que la production de chars T-72, de camions Kamaz ou de missiles de croisière Kh-101 est à la peine.

Importations directes coûteuses

Afin d’obtenir ces précieux composants électroniques, Moscou pourrait commander ces lave-linge et imprimantes aux fabricants européens. C’est compter sans les coûts associés à des importations directes. «Ils sont devenus très importants, car les entreprises qui acceptent de commercer directement avec la Russie sont plus rares et les financements quasi impossibles à trouver du fait de la prudence des banques occidentales», éclaire Julien Vercueil, professeur d’économie et vice-président de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), à Paris, et auteur d’Economie politique de la Russie. 1918-2018 (Ed. Le Seuil).

Quant aux arrivages de technologies de pointe en provenance de pays qui n’appliquent pas les sanctions occidentales (Turquie, Emirats arabes unis, Chine...), ils ne suffisent pas à satisfaire l’appétit russe.

Via des sociétés écrans

Alors Moscou s’est inflitré dans les failles du dispositif occidental des sanctions pour importer ce matériel technologique interdit. La parade se résume en deux mots: importations parallèles. Autrement dit, l’entrée de marchandises dans un pays sans le consentement du fabricant ou du détenteur des droits. «La solution consiste à passer par un pays tiers, où des intermédiaires peuvent prendre à leur charge la relation directe avec des interlocuteurs russes», détaille Julien Vercueil.

Les produits allemands ou polonais sont ainsi importés en toute légalité par des entreprises discrètes créées dans des pays «laxistes» et dans l’UE, avant d’être réexportés vers la Russie. «Il existe probablement des milliers de sociétés intermédiaires, pour la plupart petites et nouvelles, qui exploitent une opportunité d’arbitrage entre des représentants commerciaux occidentaux consentants et une demande en Russie pour des produits étrangers», estime Anastassia Fedyk, professeure adjointe de finance à l’Université de Californie, Berkeley, et membre du Groupe international de travail sur les sanctions contre la Russie qui lutte contre le contournement.

Les statistiques sont parlantes. Si les exportations de l’UE vers la Russie ont chuté de 38% en 2022, elles ont augmenté de 23% vers la Turquie et de 345% vers le Kirghizistan. Corollaire, les livraisons de ces pays «amis» en direction de la Russie sont aussi montées en flèche. En 2022, 86 millions de dollars de semi-conducteurs ont été exportés de Turquie vers la Russie, 28 000 fois plus qu’en 2021...

«Certains types de commerce ont augmenté dramatiquement entre la Russie et les pays en Asie centrale depuis février 2022», ajoute Erica Moret, chercheuse et spécialiste des sanctions à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), à Genève.

Les ex-républiques soviétiques (Kazakhstan, Géorgie, Arménie...) et des pays tels que la Chine, la Turquie ou les Emirats arabes unis jouent les plaques tournantes. Ce n’est pas par hasard si Antony Blinken, chef de la diplomatie américaine, s’est rendu en février dernier au Kazakhstan, mais aussi en Ouzbékistan, pour rappeler à l’ordre le gouvernement dépassé par l’ampleur de ces flux commerciaux avec la Russie.

Russie, as de la débrouille

La Russie est une as de la débrouille pour maintenir à flot son économie de guerre depuis que les Occidentaux ont sanctionné l’invasion du Donbass et l’annexion de la Crimée en 2014. «Moscou a su adapter son économie aux sanctions et renforcer les liens commerciaux avec les pays tiers, relève Erica Moret. Ces stratégies russes montrent toutefois que les sanctions ont de l’effet car il devient évident que la Russie a de la peine à trouver des technologies pour fabriquer les armes et poursuivre l’effort de guerre.»

La prochaine batterie de sanctions de l’UE va couper un peu plus l’économie de guerre russe de ses ravitailleurs en chef.

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