Echanges épistolaires » Durant sept décennies, un professeur de littérature française d’origine jurassienne et un juriste chinois engagé dans la destinée politique et socio-économique de son pays ont partagé leur passion pour la Chine, au travers d’une volumineuse correspondance. Leur «amitié intellectuelle», mise en lumière dans La Chine en partage1 par l’historien Claude Hauser, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg, apporte un éclairage d’exception sur les étapes les plus marquantes de l’histoire chinoise au XXe siècle.
L’amitié entre Auguste Viatte et Ding Zuoshao remonte au début 1930, à Paris, lorsque les deux étudiants de la Sorbonne, nés avec le siècle, se rencontrent au sein de l’Association amicale franco-chinoise. «Au départ, ils forment une sorte de tandem estudiantin. Viatte, déjà docteur ès lettres, aide Ding à mettre en forme sa thèse de droit. En échange, Ding lui apprend les rudiments du mandarin», raconte l’historien.
Anticommuniste
Le Franco-Suisse, «apôtre de la francophonie», a découvert l’Asie lors d’un tour du monde en 1927-1928 et en est revenu passionné de la Chine. Le Chinois, lui, a appris le français à l’Université jésuite Aurore de Shanghai avant de rejoindre la Ville Lumière pour rédiger une thèse de droit sur La douane chinoise. Anticommuniste engagé, il plaide pour une autonomie douanière complète de la Chine afin de favoriser l’industrialisation du pays et de «faire cesser les progrès des rouges». Un anticommunisme que partage largement Auguste Viatte.
Originaire d’une famille de la bourgeoisie aisée de la province du Henan, il se montre toutefois critique envers le Parti nationaliste chinois au pouvoir, le Guomindang, lui reprochant dans divers articles de ne pas s’intéresser suffisamment aux «souffrances de 350 millions de paysans». Il va même jusqu’à suggérer au gouvernement de Nankin de s’inspirer du plan de réforme agricole de la dictature fasciste de Mussolini.
Tentations totalitaires
De retour en Chine en 1931, Ding Zuoshao voit de ses propres yeux «les cruautés des soldats japonais» lors de l’invasion de la Mandchourie. Craignant une guerre sino-japonaise – qui éclatera en 1937 –, il s’oriente vers un nationalisme radical et belliqueux, menant une longue marche propagandiste dans les principales villes chinoises. Dénonçant la politique louvoyante et négociatrice du Guomindang, il tente de stimuler un mouvement populaire de résistance. Il réfléchit même aux moyens d’imposer un Etat fort par la dictature en Chine.
Dans ses lettres à Auguste Viatte, Ding ne cache pas ses tentations totalitaires. Il lui demande même de lui faire parvenir des ouvrages sur Hitler et le nazisme. Le professeur, qui a été nommé entre-temps à l’Université Laval de Québec mais ne cesse de publier sur la Chine, le met en garde. «C’était des personnalités assez différentes. Tous deux étaient des intellectuels engagés, mais Ding Zuoshao, comme idéologue et homme de terrain, était plus extrême dans ses prises de position et ses actions. Viatte, qui avait notamment lu Mein Kampf, l’a influencé pour qu’il modère ses idées, ses dérives idéologiques et ses velléités d’action», explique Claude Hauser.
Dans l’entre-deux-guerres, la Chine connaît de gros bouleversements, avec des luttes intestines, l’essor des seigneurs de guerre et la montée en puissance communiste. «Ces troubles ont souvent été décrits comme un recul au niveau de la modernisation de la Chine, observe le professeur fribourgeois. En fait, comme le révèle cette correspondance, il y avait un bouillonnement d’idées et d’échanges à l’époque dans le pays. La période n’était pas si obscure qu’on l’a décrite. Les idées pouvaient être surprenantes ou extrêmes, mais tout était ouvert dans la réflexion des intellectuels chinois des années 1920 et 1930.»
La microhistoire de la relation épistolaire entre Ding et Viatte éclaire un autre pan de la grande histoire. Dans les années 1950, grâce au «témoignage de première main passionnant» de l’idéologue anticommuniste, on découvre de l’intérieur l’action de résistance que mènent les partisans de Chiang Kai-Shek face à l’Armée populaire de libération aux frontières de la Birmanie. On voit Ding Zuoshao en homme de guérilla, engagé au service de la propagande des troupes de l’«armée secrète» ou emprisonné un temps en Birmanie.
«Ces épisodes de résistance désespérée ont leur importance dans les premières années de la guerre froide, alors qu’éclate la guerre de Corée. On y observe le rôle de la CIA, mais aussi la complexité des enjeux mondiaux qui se nouent autour de ce paradis de l’opium qu’est le Triangle d’or», commente Claude Hauser.
Ding doit finalement rejoindre Taïwan, où il finit sa vie comme guide idéologique, disciplinaire et moral des jeunes élites nationalistes à l’Université de Cheng Kung. Son ami Viatte, désormais professeur de français à Zurich, lui rend une visite émouvante en 1975. La même année, de larges extraits des mémoires du Chinois sont publiés dans un ouvrage de Catherine Lamour, Enquête sur une armée secrète (Ed. du Seuil).
La correspondance des deux intellectuels se poursuivra quasiment jusqu’au décès de Ding Zuoshao, en 1990. D’une grande richesse historique, elle met également en lumière les circulations culturelles qui ont existé parfois entre l’Occident francophone et la Chine, en particulier grâce aux réseaux catholiques missionnaires. «Aujourd’hui, note Claude Hauser, une certaine tradition de l’enseignement du français subsiste dans des universités chinoises. En histoire contemporaine, par exemple, j’ai l’occasion de participer depuis 2008 à un séminaire d’automne à Shanghai, avec des professeurs de Paris I. Les conférences sont traduites pour les étudiants.»
1 Claude Hauser, La Chine en partage, Ding Zuoshao – Auguste Viatte: une amitié intellectuelle au XXe siècle. Editions Alphil, 2018.
Radio: Ve: 13 h 30
TV: Le monde selon Xi JinpingDi: 21 h 30Lu: 23 h 35
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Les communistes: «Un grand vent qui balaie tout»
Le 11 novembre 1952, Ding Zuoshao écrit à son ami Auguste Viatte depuis Chiengmai, une ville du nord de la Thaïlande. Il orchestre alors la propagande anticommuniste auprès des troupes nationalistes du Guomindang qui mènent des opérations de guérilla contre les Chinois au Yunnan. Extraits.
«Cher ami,
Juste avant le jour où je dois quitter Chiengmai en accompagnant le général Li Mi pour aller à Mongsat, quartier général de l’Armée anticommuniste du Yunnan, je reçois votre lettre datée du 26 octobre avec les photos! Votre figure reste la même, seulement un peu vieillie. (…)
Vous me demandez quelles sont les causes de la perte de la Chine continentale, si prompte. C’est très intéressant, les causes sont multiples. Une des plus importantes, c’est l’espoir du peuple, c’est le cœur du peuple. Après 8 ans de guerre antijaponaise, le peuple est fatigué. Il est en même temps pauvre, très pauvre. Il espère un temps de paix, il voudrait vivre, tranquillement en famille. Mais la guerre anticommuniste recommence. Par la propagande, le Parti communiste donne au peuple toutes sortes d’espoirs, et il attaque violemment le gouvernement nationaliste. Justement celui-ci, par ses fonctionnaires, plus ou moins corrompus, perdait la confiance du peuple. Tout s’en va, tout pour les communistes. Les armées du gouvernement ne se battent pas, partout elles se rendent aux communistes. Surtout des fonctionnaires, et même de grands, de très grands, adhèrent au Parti communiste. Il est comme un grand vent qui balaie le gouvernement nationaliste de la Chine continentale. A l’exemple aussi de la révolution contre la dernière dynastie, il y a 41 ans. (…)
Tout finit très vite, très très vite. C’est la raison pour laquelle on a grande confiance dans l’avenir de cette guerre anticommuniste. Après trois ans d’expérience, le peuple chinois sait, et croit fermement que le régime communiste est le vassal de la Russie soviétique, que sa cruauté est insupportable et qu’il faut nécessairement le balayer!» Ding Zuoshao
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