Montagne: Le père d’Emilie, disparue à Tête-Blanche, témoigne

Le père de la jeune Fribourgeoise, disparue il y a un mois en Valais, raconte la tragédie.

Emilie Deschenaux et son ami David Moix ne sont pas rentrés de leur course en haute altitude il y a un mois. © DR
Emilie Deschenaux et son ami David Moix ne sont pas rentrés de leur course en haute altitude il y a un mois. © DR

Patrick Chuard

Publié le 09.04.2024

Temps de lecture estimé : 9 minutes

La mort emportait six personnes à Tête-Blanche, en Valais, il y a tout juste un mois. Cinq skieurs alpinistes d’une famille valaisanne et une jeune Fribourgeoise, Emilie Deschenaux, ne sont pas revenus de leur randonnée en haute montagne. Le corps de cette dernière n’a pas été retrouvé par les sauveteurs, malgré plusieurs jours de recherches.



La vie d’Alexandre Deschenaux, son père, s’est comme arrêtée depuis ce funeste samedi 9 mars, où il est monté à Vex (VS) à l’appel de la police valaisanne. Sa fille était partie pour relier Zermatt à Arolla avec son ami, David Moix, les deux frères de celui-ci, ainsi que leur oncle et un cousin. Les malheureux se sont retrouvés coincés dans une tempête à 3500 mètres d’altitude, à Tête-Blanche, un passage dangereux et redouté des alpinistes.

L’attente et l’angoisse

Alexandre Deschenaux va alors vivre une nuit et un jour dans l’attente et l’angoisse. «Les sauveteurs sont revenus le samedi soir et ils ont dit qu’ils n’avaient pas pu accéder à l’endroit. Le lendemain, ils ont retrouvé cinq corps, mais un sixième n’était pas là. J’ai tout de suite pensé que c’était mon Emilie. Ils ont trouvé son sac et ses skis, mais pas elle», raconte-t-il. «A ce moment-là, j’ai perdu une partie de moi-même, c’est comme si on arrachait un bout de mon corps… C’était une sensation presque physique», dit Alexandre Deschenaux.

«C’est comme si on arrachait un bout de mon corps…»
Alexandre Deschenaux

Même si la police valaisanne s’est engagée à faire des passages plus fréquents à Tête-Blanche pour retrouver Emilie, Alexandre Deschenaux n’a aucun espoir. «Personne ne peut survivre une seule nuit dans un tel environnement.» Sa fille n’est pas encore officiellement décédée, mais le doute n’était rapidement plus permis. «Il est tombé deux mètres de neige supplémentaires la semaine dernière, et il y a même très peu d’espoir qu’on retrouve son corps rapidement.»

Dans les jours qui ont suivi la tragédie, ce père brisé ne voulait pas s’exprimer. Pour mettre fin aux sollicitations de plusieurs médias, il a dû déménager pendant une semaine. Il a déclaré sur le moment: «Tant que la montagne ne m’a pas rendu ma fille, je désire qu’on nous laisse dans notre peine.» Mais lui et sa deuxième fille, Julie, également très éprouvée par le drame, ont reçu beaucoup de témoignages de sympathie. Le faire-part paru dans La Liberté, qui mentionnait une cérémonie d’hommage à Emilie «au côté de son amour pour toujours David et ses frères», a ému et provoqué beaucoup de réactions de sympathie. Un mois après les faits, Alexandre Deschenaux souhaite s’exprimer. En premier lieu pour rendre hommage à sa fille, qui aurait fêté ses 29 ans cette année.

«Emilie, c’était quelqu’un de brillant à qui tout réussissait, elle était lumineuse et souriante. Avec elle, tout coulait de source, à l’école, au collège, à l’uni. Elle avait à peine fini son brevet de juriste qu’elle a immédiatement trouvé un poste au Service des ponts et chaussées à Bienne.» Très sportive, la jeune fille faisait de la peau de phoque et de la randonnée avec ses parents, et elle s’était lancée dans la natation. «Elle avait gagné des médailles. Elle faisait aussi du vélo et donnait des cours de spinning à Romont. Quand elle a fait son programme Erasmus en Islande, en 2019, elle m’avait demandé si elle pouvait rester deux mois de plus pour faire du trekking.»

«A 200 à l’heure»

Avec son ami David Moix, rencontré sur les bancs de l’Université de Fribourg, la Fribourgeoise s’était mise à la haute montagne et à l’escalade. Le jour de l’accident, elle avait décidé de partir avec David et sa famille pour s’entraîner, car elle souhaitait participer à la petite Patrouille des glaciers, qui aura lieu dans quelques jours. «Elle crochait dans tout ce qu’elle faisait. Emilie vivait à 200 à l’heure», dit Alexandre. Il a vu sa fille pour la dernière fois deux jours avant la sortie tragique. «Elle m’a dit qu’elle allait faire Zermatt-Arolla et je lui ai demandé si elle était sûre à cause de la météo. Elle m’a dit de ne pas m’inquiéter. C’est vrai qu’il y avait des solides montagnards dans la cordée. Mais ils ont sans doute eu un pépin.»

Ce samedi 9 mars, à 17h19, Emilie a parlé avec les secours, d’un ton plutôt calme disant que l’un des membres du groupe était mal. «La ligne a été coupée. J’imagine qu’elle cherchait du réseau. Ils avaient été surpris par le mauvais temps. Il paraît que quand le foehn se lève là-haut, on ne voit pas à trois mètres. Les sauveteurs m’ont dit plus tard qu’ils n’apercevaient même pas le premier de cordée. Je pense que c’est en cherchant du réseau qu’elle a dû se perdre et tomber dans une crevasse.»

«C’était écrit»

Alexandre Deschenaux n’est pas du genre à se plaindre. Ce technicien dentiste de 67 ans est réputé pour son caractère solide. Mais l’épreuve est terrible. «Heureusement que des amis sont là pour me soutenir. Des copains de la Société de cavalerie de la Broye m’appellent souvent et on parle de choses banales, ça me fait du bien, ça me tient debout.» Ce passionné de cheval multiplie les randonnées. «Chaque fois que je vois une chapelle, je vais allumer une bougie. Je me dis que c’est comme ça, que c’est le destin, que c’était écrit.»

«Je me dis que c’est le destin, que c’était écrit»
Alexandre Deschenaux

En Valais, une dame âgée lui a dit: «La montagne ne fera aucun mal à Emilie». Ces mots lui trottent dans la tête. «C’est joli comme elle m’a dit ça. Les Valaisans sont peut-être plus philosophes avec la montagne: là-bas, beaucoup de familles ont perdu quelqu’un en altitude.»

Le pendentif oublié

Alexandre Deschenaux s’est toujours inquiété pour ses filles, comme n’importe quel père. «J’avais peur quand Emilie faisait de la moto et peur aussi quand elle s’est mise à l’escalade. Mais elle s’entraînait et maîtrisait ces risques. Ce qui est arrivé à Tête-Blanche ne dépendait pas d’elle.» Il avait offert à Emilie et à sa sœur deux pendentifs en or. «Emilie le portait tout le temps, mais juste avant de partir pour cette course, elle l’a laissé chez sa sœur. Cela ne veut peut-être pas dire grand-chose, mais je ne peux pas m’empêcher d’y voir un signe prémonitoire.» De nombreux adeptes de la montagne lui écrivent qu’ils pensent à Emilie quand ils passent à Tête-Blanche. Cette solidarité fait du bien «même si rien ne nous rendra Emilie».

Les victimes ont affronté «des conditions effroyables»

Le commandant de la police valaisanne Christian Varone éprouve un grand respect pour la famille Deschenaux et la famille Moix.

«J’ai un immense respect pour Alexandre Deschenaux, qui a perdu sa fille Emilie, et pour sa sœur Julie également. C’est atroce de perdre un enfant dans ces conditions et ils ont pourtant surmonté cette épreuve avec beaucoup de dignité, tout comme la famille Moix», affirme Christian Varone, commandant de la Police cantonale valaisanne. «Ils ont compris que les sauveteurs avaient donné le maximum et ils n’ont fait aucun reproche.»

«Les ont compris que les sauveteurs avaient donné le maximum et ils n’ont fait aucun reproche»
Christian Varone

Ce samedi soir 9 mars, les secours n’avaient pas pu atteindre Tête-Blanche à cause des rafales de vent de plus de 100 km/h. Ce n’est que le dimanche que la colonne a pu découvrir les cinq corps et les affaires d’Emilie Deschenaux sur place. «Tous ceux qui ont fait de la haute montagne savent que les conditions météo peuvent changer très vite. Les victimes se sont retrouvées dans des conditions effroyables que même les meilleurs spécialistes du domaine alpin n’auraient pas pu gérer», rappelle Christian Varone. «Même si les Valaisans sont habitués aux accidents de montagne et que les familles ont perdu beaucoup d’alpinistes, cette tragédie a marqué les esprits.»

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