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Monde

Coup de filet Calabrais

Dans une opération qui révèle des liens avec la Suisse, 31 personnes ont été arrêtées en Italie

Avec cette opération, la justice italienne montre qu’elle n’entend rien lâcher, à l’image de ce vaste procès de la ‘Ndrangheta en 2021.

 Madeleine Rossi

Madeleine Rossi

8 octobre 2022 à 04:01

Mafia » Après huit ans d’enquête, un récent raid mené par plusieurs détachements de carabiniers des provinces de Crotone et Cosenza, en Calabre, a mis un coup d’arrêt aux juteuses affaires d’un clan de la ‘Ndrangheta, la cosca Ferrazzo, basée à Mesoraca, dans la province de Crotone. Un bourg de quelque 6000 habitants, étalé à flanc de colline, «à forte densité criminelle, pour rester poli», selon les mots de l’officier des carabiniers qui accompagnait l’auteure de ces lignes sur place, commentant «le plus pur style mafieux» des baraques et maisons inachevées. L’opération a permis l’arrestation de 31 personnes.

Fait peu connu en Romandie, mais faisant grincer des dents au Tessin: plus de 5000 personnes originaires de Mesoraca résident entre Lugano et Bellinzona et forment une sorte de «Mesoraca 2». Selon une source judiciaire, «cette concentration inédite fait que les milliers de Mesorachesi honnêtes et «normaux» sont autant de victimes ou de complices potentiels, pour la simple raison que leurs origines les rendent plus vulnérables». Une situation qui profite à d’autres, moins honnêtes et plus dangereux, dont «les liens avec la Suisse sont démontrés», et dans les grandes largeurs.

Du beau monde

Dans cette affaire, une bonne partie des délits, peut-on lire dans l’ordonnance du tribunal de Catanzaro chargé de l’instruction, ont été commis par ces malfrats «dans les provinces de Crotone, de Varèse et en Suisse», avec pour circonstance aggravante «l’appartenance à une organisation armée».

Aux «classiques» trafics d’armes et de stups sur l’axe Suisse-Calabre, usure, blanchiment et extorsion aggravée s’ajoutent des éléments surprenants vus de Suisse, mais qui en disent long sur l’inventivité et la capacité de renouvellement des mafias: le monopole sur le «business du bois» grâce à des sociétés complices, allant de l’abattage illégal au trafic de copeaux de provenance douteuse, assimilés à des déchets purs et simples, et à une prise d’intérêts dans une centrale thermique à biomasse.

Les principaux accusés, mis en détention provisoire en Calabre, ne sont pas les premiers venus, à commencer par le chef de la cosca, Mario Donato Ferrazzo, dit «Topolino» (l’équivalent italien de Mickey Mouse). Viennent ensuite plusieurs «Tessinois», dont un banal affilié domicilié à Caslano, S. F.*, impliqué dans le trafic de stupéfiants, et deux plus gros morceaux: G. G., dont le fils vit dans la région de Lugano, et son beau-frère, G. F., au casier judiciaire assez épais.

La justice italienne les qualifie de «membres éminents» de la cosca Ferrazzo depuis les années 1990, si ce n’est avant. On connaît à G. F. de multiples arrestations et peines, purgées ici et là en Italie: arrêts domiciliaires à Florence et chez lui à Mesoraca, assortis d’une mesure de surveillance spéciale, et mention de sa «dangerosité sociale». Des infractions au code de l’urbanisme italien complètent ce cursus, dont G. F. n’a pas fait état lors de sa demande de permis pour frontalier (permis G).

En 2018, il a ainsi pu rejoindre son fils, Andrea F.*, installé au Tessin depuis 2015 et à la tête de plusieurs entreprises, pour partie succursales suisses de raisons sociales basées à Mesoraca. L’un et l’autre ont donné du fil à retordre au service juridique de Fedpol, qui cherche à les expulser, et pour lequel cette opération tombe à point nommé.

Long chemin vers la sortie

En juillet 2019, Fedpol a en effet informé G. F. et A. F. qu’elle s’apprêtait à les expulser du territoire suisse, une mesure assortie d’une interdiction d’entrée de 15 ans pour le père et de 10 ans pour le fils. Cette décision était motivée par la menace que leur présence représentait «pour la sécurité intérieure de la Suisse». Quant à A. F., sans être accusé d’appartenir à la ‘Ndrangheta, l’autorité lui reprochait ses liens de parenté avec des membres importants de l’organisation – à commencer par son père –, le fait qu’il «évolue dans la sphère d’influence de ces individus sans avoir fait quoi que ce soit pour s’en soustraire» et son rôle dans l’administration de sociétés «vraisemblablement fictives» démontrant, tout de même, son implication dans le business de la cosca.

En Suisse, il faisait l’objet d’une enquête pénale pour divers faits de violence. Père et fils ont rejeté toutes les accusations et nié leur appartenance à une quelconque organisation criminelle, mais Fedpol les a expulsés formellement en octobre 2019. Pour mieux revenir, car le Tribunal administratif fédéral (TAF) a annulé la décision d’expulsion en mai 2020. Dans le recours déposé au TAF, l’avocat des deux hommes avait habilement attaqué – et gagné – sur le fond, au motif que Fedpol n’avait pas tenu compte de l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP), qui s’applique à eux en tant que citoyens européens et leur permet d’entrer et de travailler librement en Suisse. A moins que leur présence ne constitue une véritable menace, ce que soutenait Fedpol.

Mais pour le TAF, ladite menace, en l’occurrence le passé criminel de Giovanni F. et le fait que le «biotope» mafieux se caractérise par une éducation précoce des enfants mâles à devenir des clones de leurs pères, n’était pas suffisamment documentée. Les juges administratifs avaient alors achevé la procédure en rappelant que «l’absence de prise en compte de l’accord (avait affecté) la motivation de la mesure dans son ensemble» et valait violation du droit d’être entendus des recourants.

Fedpol a notifié à G. F. une nouvelle procédure d’expulsion, contre laquelle l’intéressé a fait recours. Mais entre-temps, les circonstances ont changé et la machine judiciaire italienne vient d’apporter du grain à moudre aux autorités suisses avec son dernier coup de filet opéré le 3 octobre.

* Noms connus de la rédaction

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