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Société

Le handicap en temps de Covid-19

Le déconfinement nous oblige à repenser «l’avant-» et «l’après-crise». Et nos vulnérabilités

«Nous devons nous intéresser aux coûts non seulement économiques, mais aussi psychiques et sociaux que cette crise a engendrés», plaide la sociologue Emilie Rosenstein.

 Gilles Labarthe

Gilles Labarthe

29 juin 2020 à 19:43

Temps de lecture : 1 min

Interview » Ménagères, nounous, auxiliaires, indépendants… la crise du coronavirus a fait des ravages chez «toutes ces personnes qui, privées d’un revenu du travail suffisant, se sont retrouvées sans ressources et parfois sans droits, le travail social et sanitaire de proximité prenant des allures d’action humanitaire», avertit Emilie Rosenstein, sociologue. Dans un article qui vient d’être publié (1), cette chercheuse à l’Université de Genève, spécialisée dans les questions d’inclusion et d’exclusion, nous invite à repenser la place que nous laissons – ou pas – à d’autres «oubliés»: les handicapés.

Sur quoi portent vos recherches actuelles?

Emilie Rosenstein: Je travaille sur les politiques sociales et du handicap, en lien avec l’assurance-invalidité (AI) particulièrement. Mes questions portent sur la capacité de ces politiques à intégrer leurs bénéficiaires, notamment sur le marché du travail, perspective qui reste limitée en matière de potentiel d’inclusion. Ces derniers mois, dans le cadre d’un mandat pour les Colis du Cœur, j’étudie les mesures d’aide alimentaire d’urgence mises en place à Genève. Avec le professeur Jean-Michel Bonvin, nous nous intéressons aux effets de la crise actuelle sur les personnes les plus démunies. Le Covid a secoué pas mal de choses, y compris pour les chercheurs en sciences sociales…

Comment parler de la situation du handicap en Suisse? Et en chiffres?

Vaste question… De manière générale, la population en situation de handicap est en temps normal déjà passablement ignorée, sous-représentée. On ne la voit pas dans les médias. La crise du Covid a renforcé cette impression. Les chiffres? Cette population représente 1,7 million de personnes en Suisse, soit une très large population, très hétérogène: les handicaps ne se ressemblent pas. Par chance, les structures associatives dans le domaine du handicap sont assez importantes, elles peuvent être mobilisées pour défendre leurs droits. Une tendance se dégage ces dernières années, avec un accès aux prestations AI plus restrictif. Seuls 12% des personnes concernées bénéficieraient aujourd’hui d’une rente AI. Beaucoup de personnes doivent aborder le handicap sans aide spécifique. Parmi les personnes dites «fortement limitées», on estime qu’une sur quatre est confrontée à un risque de précarité, d’autant plus important en période de crise, faute de suivi, d’accès aux soins et à l’emploi, d’insertion sociale: elles ont moins d’opportunités que la moyenne, et plus d’obstacles à surmonter.

En quoi cette situation est-elle différente de pays voisins?

En Suisse, près d’une nouvelle rente AI sur deux est octroyée pour des raisons psychiques. Nous devons revoir nos préjugés, et l’image type de personnes en chaise roulante, qui domine dans nos représentations de la vulnérabilité.

Plusieurs personnes handicapées ont dénoncé leur quasi-«invisibilité» dans les médias, alors que les mesures sanitaires les ont encore davantage exclues de la société, et des soins de proximité…

Il faut insister en effet sur le rôle des médias: en France, les statistiques du Conseil supérieur de l’audiovisuel (l'autorité de surveillance, ndlr) montrent que les handicapés font partie des intervenants qu’on voit le moins à la télévision. Ils ne sont pas présents pour différentes raisons: manque d’accès aux opportunités, difficultés à sortir, mais aussi discrimination et stigmatisation dans l’espace public. Le handicap a un effet repoussoir. Par rapport aux travaux que j’ai menés, le sentiment de solitude qu’ils éprouvent est très souvent avéré. Cela rejoint d’autres études qui montrent que leurs contacts sociaux sont très inférieurs, au regard des personnes non handicapées. L’Office fédéral de la statistique a d’ailleurs un indicateur qui montre qu’environ 50% des personnes handicapées se sentent seules, contre 30% pour la population générale.

Vous évoquez aussi les «étapes» de la crise, depuis le déni ou la colère face aux privations, en passant par l’acceptation ou l’abattement… En quoi le vécu des personnes handicapées peut-il nous aider à comprendre ce que nous traversons tous?

L’expérience du handicap est fondamentalement singulière et difficile à communiquer. Elle renvoie à différents mots, à des étiquettes, comme la maladie, les étapes de deuil entre un «avant», celui de la santé, et un «après», fait de vulnérabilité, d’isolement, d’incertitude de l’avenir. Ce que nous vivons avec cette pandémie y ressemble beaucoup. Elle nous a tous atomisés, à des degrés divers. Elle nous a tous mis à l’arrêt, nous a forcés à composer. Elle nous a appris que nous ne pouvons pas seulement nous considérer comme des acteurs performants de l’industrie, de l’économie, mais que nous sommes tous plus ou moins vulnérables à certains moments. Les mesures de confinement étaient très strictes par rapport au déconfinement, et nous interpellent sur nos capacités d’adaptation. Maintenant, nous devons naviguer avec des règles beaucoup moins précises. Il nous est difficile d’être certains qu’on fait bien les choses. Nous vivons un moment plus flou, où nous devons redéfinir les règles pour soi-même, mais aussi pour les autres. Et sans savoir pour combien de temps, ce qui génère un surplus d’anxiété.

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