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Société

Numérique, tout un art

Une révolution? En dix ans, la numérisation a profondément bouleversé nos usages culturels. Retour sur cette décennie qui a tout changé

Dans le Digital Art Museum de Tokyo, ouvert en 2018.

27 décembre 2019 à 14:53

Rétrospective » Non, le numérique n’a pas tué la culture. Il s’est contenté de la secouer, de la redéfinir, de la revitaliser. En dix ans, nos usages de l’art, de sa production à sa consommation, en ont été radicalement bouleversés.

Une révolution? «Je suis réticente à utiliser ce terme, car on a trop souvent tendance à réécrire l’histoire de la culture à partir des innovations techniques. Or le numérique n’a jamais eu pour intention de modifier radicalement nos pratiques. Il s’est imposé de manière progressive, avec notre consentement», constate Sophie Maisonneuve, musicologue et sociologue. La mutation n’en est pas moins profonde. Si le recul manque, plusieurs signaux permettent cependant de considérer cette période comme charnière dans la reconfiguration de nos expériences culturelles. Car au fil de la décennie, la numérisation a non seulement infusé les pratiques artistiques mais aussi redéfini leurs frontières et permis une formidable extension du domaine de la créativité.

Mirage technologique

Bien sûr, le vieux monde ne s’est pas laissé abolir sans quelques salutaires résistances. En 2010, Nicholas Negroponte, professeur au MIT de Boston, annonçait la mort du livre papier «d’ici à cinq ans». Une année plus tard, Payot était l’une des premières chaînes francophones à commercialiser des livres numériques. Mais le mirage technologique n’aura pas duré. Après un essor spectaculaire dans les pays anglo-saxons, le livre numérique a reflué à partir de 2015, alors que le papier repartait à la hausse. «En Suisse, les ventes numériques restent aujourd’hui marginales, entre 3 et 4% de parts de marché. Un vrai flop!» constate le directeur de Payot, Pascal Vandenberghe, pour qui la numérisation, loin d’avoir tué le papier, a surtout permis une meilleure accessibilité des ouvrages grâce à l’impression à la demande.

Forcé d’abandonner la pellicule au tournant de la décennie, le septième art a connu une tempête numérique bien plus radicale. Après les prouesses 3D d’Avatar en 2009, les diverses innovations technologiques n’ont pas suffi à contenir la désertion des salles obscures. Alors que les cinémas romands comptabilisaient encore 4,4 millions d’entrées en 2010, ce chiffre est tombé à 3,7 millions huit ans plus tard. Où sont passés les cinéphiles? Ils sont restés chez eux. En 2013, Netflix débarquait en Suisse et captivait à domicile avec la première saison de House of Cards, prélude à d’autres productions originales de haut vol. Un cinéma morcelé en séries, transformé en expérience domestique et propice à une consommation compulsive que des plateformes comme Amazon Prime, Apple TV+ et prochainement Disney+ entendent également capter.

La dématérialisation du rapport à l’œuvre a aussi secoué le domaine musical. Si le téléchargement a érodé les ventes de CD jusqu’en 2013, c’est le streaming qui a accéléré sa chute – trois ans plus tard en Suisse, les ventes de musique numérique dépassaient pour la première fois les ventes physiques. L’album y est démembré en playlists que des algorithmes adaptent aux goûts du mélomane-nomade. De quoi accélérer ce que les chercheurs appellent la «musicalisation du quotidien».

« Il y a encore une réticence à ne faire confiance qu’au streaming »

Sophie Maisonneuve

«Mais si l’écoute individuelle a significativement augmenté, les algorithmes n’ont pas altéré l’importance du partage, ou même de la notion de collection. Il y a encore une réticence à ne faire confiance qu’au streaming», constate Sophie Maisonneuve, pour qui cette méfiance est aussi ancienne que la technologie elle-même. «Depuis le romantisme, on voit volontiers la technologie comme une menace pour l’art, mais c’est paradoxalement elle qui permet de nous en approcher.»

Ludification

Un rapprochement qui ne serait pas sans conséquences sur notre rapport à l’œuvre. «Avant l’avènement du smartphone et d’internet, il fallait se déplacer pour faire une expérience culturelle: aller au musée ou chez le disquaire. On se dérangeait pour aller à l’œuvre, ce qui impliquait un engagement dont l’expérience esthétique se nourrissait», note Bertrand Naivin. Théoricien de l’art et des médias, il s’inquiète d’une certaine mise en jeu de la culture, à l’image des expositions proposées par l’Atelier des lumières. Fondé en 2018, ce centre d’art numérique parisien a depuis immergé ses visiteurs dans un déluge de pixels honorant l’œuvre de Klimt ou de Van Gogh. «Dès ses débuts, le numérique a ambitionné de démocratiser le savoir. Pour ce faire, il rend tout amusant, coloré et confortable, afin d’éviter que le consommateur ne zappe», constate le chercheur, pour qui l’art subit aujourd’hui une forme de ludification. «Mais la culture n’est pas qu’un loisir sympathique, elle doit nous efforcer à penser ce que nous sommes!» Un effort duquel le numérique, en fluidifiant les mécanismes de notre société de loisir, excelle souvent à nous détourner.

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