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Suisse

«Parce qu’Il y en a marre!»

Trois générations, une même famille. Par le biais de leur vécu, elles auscultent l’état des luttes féministes incontournables pour l’égalité. Regards croisés

Emma Schneider, Elisabeth Longchamp Schneider et Christiane Schneider énumèrent les fronts prioritaires pour l’égalité hommes-femmes.

 Igor Cardellini

Igor Cardellini

14 juin 2019 à 01:39

Grève » «Pourquoi est-ce qu’on fait grève? Mais parce qu’il y en a marre. Parce que ça fait assez longtemps que l’on réclame l’égalité.» La réponse d’Elisabeth Longchamp Schneider, 55 ans, est automatique lorsqu’on lui demande le sens de se mobiliser pour une nouvelle grève féministe aujourd’hui. «Passer par les voies institutionnelles et démocratiques, visiblement ça ne marche pas. La grève, c’est un geste fort. Un message adressé à toutes les sphères sociales», lance sa fille, Emma Schneider, 28 ans. Sa grand-mère paternelle, Christiane Schneider, 77 ans, acquiesce en notant que «les femmes ont toujours été moins bien payées que les hommes».

Ces Fribourgeoises – représentant trois générations – mentionnent rapidement le travail comme la «colonne vertébrale» des inégalités, lorsqu’elles s’interrogent sur les luttes prioritaires. «C’est un nœud qui concentre une part importante des injustices que vivent les femmes aujourd’hui encore, 38 ans après l’introduction du principe d’égalité dans la Constitution, et en même temps, c’est un révélateur», estime Emma. «C’est ce domaine qui a réveillé notre colère», rappelle Elisabeth. Et de préciser qu’à l’origine de cette mobilisation, il y a l’adoption d’une version édulcorée de la loi fédérale sur l’égalité.

«Elles ont raison de se défendre. Nous on s’est laissé marcher sur les pieds »

Christiane Schneider

Pour rappel, le Conseil fédéral voulait imposer à toutes les entreprises de 50 employés une analyse périodique en matière d’égalité, mais le Conseil des Etats, après avoir renvoyé le texte en février 2018, a fini par accepter en mai une version faisant passer la barre à 100 travailleurs, soit moins de 1% des employeurs. Décision confirmée par le National en septembre, malgré la marée humaine (20’000 personnes) qui avait manifesté sur la place Fédérale peu avant.

«Nous y étions», indique la mère de famille bibliothécaire à l’Université de Fribourg et au Bureau de l’égalité hommes-femmes et de la famille (BEF). Déjà gréviste en 1991, elle ajoute: «Je me souviens avoir pensé… S’ils ne veulent rien savoir, il faut à nouveau hausser le ton.»

Elargir le champ d’action

Pour Emma, il faut élargir le champ de vision et d’action au-delà de la stricte égalité salariale. «Il y a beaucoup à faire. Notamment favoriser l’accession des femmes aux postes de cadres aussi dans d’autres secteurs que ceux dits plus «féminins» (social, santé, culture), mettre en place des aménagements favorisant la conciliation avec la vie familiale – pour les deux sexes – ou encore valoriser le travail domestique dont on ne tient pas compte au moment de calculer les rentes.» L’étudiante en lettres à l’Université de Fribourg et sa mère regrettent que l’«on continue d’ignorer ce travail essentiel, ne rapportant rien a priori, mais qui dans les faits est tellement important pour le fonctionnement de la vie de famille et de toute l’économie».

La répartition ou la reconnaissance des tâches domestiques, n’ont en revanche jamais été une préoccupation pour Christiane. «On ne se préoccupait pas de ça. Avec les cousines et les voisines, on parlait plutôt de nos enfants et de l’argent qu’on n’avait pas», relève cette femme d’ouvrier chez Cardinal ayant travaillé comme vendeuse dans la grande distribution à temps partiel puis comme gérante chez un teinturier, pour «joindre les deux bouts» et «pouvoir partir en vacances avec les enfants».

«Chez moi tout a toujours été réparti équitablement. J’étais à l’Etat donc j’ai bénéficié d’un congé-maternité de 4 mois, ce qui était très enviable en 1991 (le congé-maternité payé est entré en vigueur en 2005 en Suisse, ndlr)», relate Elisabeth. Elle spécifie avoir commencé à travailler à 50% juste après sa grossesse, moment à partir duquel le couple a partagé le temps de ménage et d’éducation. «C’était un arrangement pragmatique aussi, la meilleure solution pour nous. J’allais travailler le matin et ensuite, c’est lui qui partait enseigner la musique. C’était assez novateur pour l’époque», note-t-elle.

Conceptions «archaïques»

«Ah oui ça, on ne voyait pas, nous», réagit Christiane, soulignant que des arrangements du type de celui d’Elisabeth et Claude, son fils, «faisaient discuter, certains trouvant bizarre que des hommes restent à la maison pour garder les enfants». C’est justement face à ce type de conceptions «archaïques» à la base d’une distribution inégalitaire et discriminante des rôles qu’il faut agir, estime Emma.

Il faut «défaire le moule et modifier les modèles familiaux», par exemple «en créant un vrai congé parental comme en Norvège». Depuis 1978, dans ce pays, les jeunes parents ont un congé payé à 100% de deux semaines ensemble d’abord, puis 15 semaines pour la mère, 15 semaines pour le père, et enfin 16 semaines à se répartir. En Suisse, le Conseil fédéral vient de rejeter deux semaines de congé payé pour les pères.

Sus au sexisme ordinaire

L’étudiante et la bibliothécaire sont persuadées qu’il en serait autrement si le parlement était moins «homogène et masculin». «Evidemment que ça serait différent s’il y avait plus de femmes dans les instances politiques», dit Emma. A Fribourg, 30% de femmes siègent au Grand Conseil.

«On est toujours loin des 50%, quoi», s’exaspère Elisabeth faisant un parallèle avec «le plafond de verre qui n’a toujours pas été brisé», avec 16,9% de femmes siégeant dans des conseils d’administration d’entreprises. Un état de fait qu’Emma attribue aussi à la persistance d’un «sexisme ordinaire»: «C’est plus insidieux à l’université (qui compte 19% de professeures), mais ça apparaît dans le fait qu’il est un peu plus difficile de prendre la parole ou de la garder. L’écoute et la perception des compétences ne sont pas les mêmes pour une femme ou un homme.»

Et en dehors du campus, les «remarques déplacées» n’ont pas disparu… «Ce qui a changé, c’est qu’il n’apparaît plus normal de les faire, de nous objectifier et de nous sexualiser. Les femmes réagissent. Dernièrement, à la boulangerie où je travaille, j’ai demandé à un client ce qu’il prendrait. Il m’a répondu: je vous prendrais bien. Je ne laisse plus passer ce genre de propos maintenant», confie l’étudiante.

Plus large que #metoo

«Elles ont bien raison de se défendre, nous, on s’est laissé marcher sur les pieds», soutient sa grand-mère. Si le mouvement #metoo a certainement été un catalyseur dans la libération de la parole, pour Emma il y a quelque chose de plus large qui se produit. Les remises en question dépassent des thèmes comme le harcèlement et concernent de plus en plus tous les domaines de la vie, des injonctions sur les corps féminins jusqu’au langage inclusif, avec la redécouverte des mots effacés par l’Académie française.

«Le débat s’est complexifié par rapport à 1991. Pour nous, les choses étaient plus simples, mais nous partions de loin», relève Elisabeth, pour qui «les quelques acquis arrachés depuis permettent à la nouvelle vague féministe d’observer des choses plus fines, d’aller plus loin».

«Faire la grève nous permet de nous rendre compte que nous ne sommes pas seules à vivre ce type d’expériences, que nous n’avons plus envie de les vivre et de nous allier pour changer les choses», affirme la représentante de la jeune génération.

«Renforcer les liens»

Aujourd’hui, elle lira une sélection de textes féministes sur la place Georges-Python à Fribourg. «C’est une façon de renforcer les liens de sororité», complète sa mère. «Et moi, je viendrai vous voir défiler», conclut l’aînée.

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