La Liberté

Marché halal, une tradition inventée

Le business des produits charia-compatibles repose sur des normes récentes. Analyse d’une chercheuse

Les boucheries et supermarchés halal fleurissent aussi en Suisse, comme ici à Fribourg en 2016. © Vincent Murith-archives
Les boucheries et supermarchés halal fleurissent aussi en Suisse, comme ici à Fribourg en 2016. © Vincent Murith-archives

Pascal Fleury

Publié le 28.01.2017

Temps de lecture estimé : 7 minutes

Islam » Le marché halal semble avoir toujours existé, fort de ses racines enfoncées dans les temps immémoriaux de l’islam. Omniprésent dans nos villes occidentales, il étend son emprise sur le monde entier, sa puissance économique atteignant 1300 milliards de dollars par an. En fait, affirme Florence Bergeaud-Blackler, dans une étude pointue qui sort de presse*, ce marché est né il y a moins de quarante ans, et n’a explosé qu’à la fin du XXe siècle à la faveur d’un système capitaliste mondialisé.

«Le marché halal est une tradition inventée», souligne l’anthropologue. Spécialiste du halal, dont elle suit l’évolution depuis une vingtaine d’années, la chercheuse met en lumière ce «marché florissant et enrichissant pour ses promoteurs», devenu également «un moyen de diffusion d’un islam intégral qui séduit particulièrement les jeunes générations dans de très nombreux pays».

Licite ou interdit...

Le terme arabe halal signifie licite ou permis, et s’oppose à haram, qui veut dire à la fois interdit et sacré. «En Europe occidentale, jusqu’aux années 1980, rappelle la spécialiste, la plupart des autorités musulmanes considéraient les nourritures des gens du Livre (juifs, chrétiens et musulmans) comme halal, à l’exception du porc. La viande égorgée selon la tradition avait néanmoins la préférence des musulmans vivant en Europe, en particulier à l’occasion des fêtes familiales ou ­religieuses.»

La question du respect strict de l’abattage rituel ne survient qu’avec l’intensification des exportations de viande des pays industrialisés vers les pays musulmans, toujours plus demandeurs en raison de l’accroissement des revenus par habitant. Jusqu’en 1980, des pays comme l’Egypte ou l’Arabie saoudite se contentaient d’une assurance verbale attestant que les bêtes avaient été saignées. Mais avec la révolution iranienne, en 1979, la situation va se durcir.

Délégations religieuses

A peine arrivé au pouvoir, l’ayatollah Khomeyni annonce son intention de bannir de la nouvelle République islamique toute consommation de nourriture illicite en interdisant les importations des produits carnés en provenance de pays non musulmans. Auparavant, sous le régime du shah, la moitié de la viande était importée.

L’Iran propose alors un «deal» à ses fournisseurs occidentaux désemparés. Il enverra des délégations religieuses dans les abattoirs des principaux pays exportateurs pour aménager et contrôler les chaînes d’abattage.

Etonnamment, et en dépit des tensions politiques, cette supervision religieuse est acceptée, à commencer en Australasie, où le marché avec l’Iran est incontournable. Rapidement, d’autres pays musulmans, notamment sunnites, comme les Emirats du Golfe, l’Egypte ou la Malaisie, exigent à leur tour pareille «surveillance islamique».

Les associations islamiques des pays exportateurs se glissent dans la brèche, se bousculant même pour effectuer les contrôles de la licéité alimentaire, moyennant rémunération.

Business du contrôle

«Le business du contrôle halal devient non seulement un enjeu économique, mais également un instrument pour la conquête de l’autorité et de la représentation islamique qui opposent entre elles les minorités musulmanes, généralement issues de pays ou de continents différents», observe Florence Bergeaud-Blackler.

Très divisés, les experts de l’islam ne réussissent pas à s’entendre sur une définition précise de l’abattage rituel (lire ci-dessous). Mais ils se rejoignent pour dire résolument que les viandes destinées aux fidèles «doivent être issues d’un abattage musulman selon la loi islamique».

Cette «convention» marque le début du marché halal. La mondialisation économique et la montée des fondamentalismes religieux vont ensuite le faire exploser.

Contrôles tous azimuts

Dès lors apparaissent de nombreuses agences de certifications et de contrôles, y compris en Suisse, qui se mettent à tout «halaliser»: non seulement la viande, mais les produits de consommation, pizza, cassoulet, bière, médicament, vaccin, rouge à lèvres, eau, nourriture pour animaux.

Les procédés de fabrication et les environnements de production sont aussi validés. Le halal devient un ersatz du «bio». Même le marché des services doit être rendu conforme aux règles de la charia ou de «l’éthique islamique»: la mode, les produits ­financiers, le tourisme, les médias... Cet halal marchand se dote d’un «marketing islamique» pour les «consommateurs ­musulmans».

Evidemment, ce marché prometteur intéresse les multinationales, Wal-Mart, Carrefour, Metro, Nestlé... Les entreprises de fast-food McDonald’s, KFC et Burger King sont parmi les premières à prendre le tournant.

Mais il a aussi des conséquences plus fâcheuses: «La chasse au haram augmente l’anxiété et la méfiance. Les enfants musulmans sont moins souvent envoyés à la cantine, certains ne partagent plus leurs goûters dans les cours de récréation», déplore l’anthropologue. «La barrière alimentaire devient barrière diasporique.»

Et la chercheuse de s’interroger sur ce «mariage» entre néolibéralisme et fondamentalismes religieux: «Il peut donner naissance à des pratiques religieuses nouvelles, prosélytes et intégrales, utilisant les nouvelles technologies et les ressorts de l’intelligence économique contre les démocraties.»

* Florence Bergeaud-Blackler, Le marché halal ou l’invention d’une tradition,
Ed. du Seuil, 2017. L’anthropologue donnera une conférence sur le sujet le jeudi 2 février à 17 h 15, à l’Université de Lausanne, Géopolis - 2208.


 

Une alternative à l’abattage rituel traditionnel en Suisse

Si la mondialisation du marché halal a amené à une systématisation de l’abattage rituel, elle n’a en revanche pas permis d’imposer une technique d’abattage unique. En quatorze siècles, les juristes et exégètes de l’islam ne se sont en fait jamais entendus sur la façon licite optimale de saigner un animal, se contentant de recommandations.

En Suisse, l’abattage rituel traditionnel n’est pas autorisé, la loi sur la protection des animaux interdisant de tuer des mammifères sans les avoir au moins étourdis avant de les saigner. Une sorte d’abattage rituel, mené par un boucher musulman, avec couteau spécial et récit d’une prière, est tout de même pratiquée dans quelques rares abattoirs suisses, mais en étourdissant d’abord l’animal. Une pratique qui divise les experts du Coran.

En fait, pour alimenter le marché d’une communauté estimée à 450 000 musulmans dans notre pays, la viande halal doit être importée dans sa majeure partie, principalement de France et de Belgique. Des contingents tarifaires spéciaux de 350 tonnes de viande bovine et de 175 tonnes de viande ovine ont été attribués en 2016, selon le Rapport du Conseil fédéral sur les mesures tarifaires douanières. Seuls les points de vente reconnus par l’Office fédéral de l’agriculture peuvent écouler cette marchandise.

Les particuliers peuvent aussi importer de la viande halal dans les limites des quotas imposés pour leur consommation privée. PFY

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