La Liberté

«Duteil, c’est sans doute ce que je déteste le plus dans la chanson française»

Dans un imposant livre de 600 pages («Les funambules de la ritournelle»), Patrice Delbourg dresse le portrait des auteurs-interprètes qu’il aime vraiment ou qu’il déteste beaucoup. Interview de celui qui explique que des émissions comme «A la recherche de la nouvelle star» et «The Voice» font beaucoup de mal.

«Sur Duteil, je suis cruel, parce que je trouve qu’il a fait beaucoup de mal à la chanson: un pseudo-lyrisme, des rimes affligeantes, une façon consternante de jouer de la guitare, aucune tenue de scène… » explique Patrice Delbourg. DR/INA.fr
«Sur Duteil, je suis cruel, parce que je trouve qu’il a fait beaucoup de mal à la chanson: un pseudo-lyrisme, des rimes affligeantes, une façon consternante de jouer de la guitare, aucune tenue de scène… » explique Patrice Delbourg. DR/INA.fr

Jean Ammann

Publié le 08.12.2013

Temps de lecture estimé : 9 minutes

Patrice Delbourg est un portraitiste comme nous n’en avons plus connu depuis Saint-Simon (1675-1755). En quelques lignes foisonnantes d’adjectifs, débordantes de métaphores inédites, il décrit le sujet avec un tel talent que même lorsque le lecteur désavoue le réquisitoire, qu’il s’indigne devant la violence de la charge, il crie: «Chapeau, l’artiste!»

Cette fois, Patrice Delbourg a choisi les chanteurs – «ces funambules de la ritournelle», comme il les appelle – pour support à sa verve littéraire. Dans une somme de 600 pages, il retrace en «cent fous chantants» une histoire de la chanson populaire, de Béranger (1780-1857) à Camille (née en 1978). Pour être exact, Delbourg ne parle que des auteurs-interprètes, des gens qui ont écrit leurs textes avant de s’aventurer sur la scène. On devine à cela que pour Patrice Delbourg, la musique n’est qu’un prétexte à la poésie. Il peut chanter avec Dalida «Paroles, paroles».

- Qu’attendez-vous d’une chanson?

Patrice Delbourg: Déjà qu’elle tienne debout toute seule avec les mots, sans la musique, qu’elle ait une architecture textuelle qui ne s’effondre pas au bout de 2’30. Et il n’y a pas tant de chansons qui répondent à ces critères. D’ailleurs, dans ce livre, il n’y a que des auteurs, vous ne trouverez aucun interprète seul: c’est pour ça que je ne parle pas de Maurice Chevalier, de Piaf, de Montand, de Sardou, de Bécaud, de Reggiani, de Julien Clerc, de Bashung…

Je suis un amoureux des mots, j’aime tout ce qui touche aux calembours, au jeu lexical, et je n’ai pas l’oreille musicale. Je ne pouvais donc pas me permettre de juger les compositeurs. Je constate qu’aujourd’hui la vieille famille des auteurs-compositeurs-interprètes est en train de s’éteindre. J’ai quand même inclus quelques représentants de la nouvelle génération, comme Camille, Delerm, Biolay…

- On ne peut pas dire que vous soyez spécialement tendre avec Delerm et Biolay…

Ben, oui, mais Biolay, c’est le mainate de Gainsbourg. En plus, le personnage est odieux, il est prétentieux, il n’a aucune tenue de scène. Comme je le dis, il ne suffit pas d’avoir les ongles en deuil et la mèche grasse pour ressembler à Gainsbourg. A mon sens, c’est un usurpateur et c’est pour ça que je ne l’ai pas ménagé. A Biolay, que tout le monde encense, je préfère un gars comme Bénabar: voilà quelqu’un qui vient du cirque, c’est un saltimbanque, un baladin, un peu dans la lignée de Trenet et de René-Louis Lafforgue; ses textes ne se poussent pas du col; il ne joue à personne sauf à lui-même. Je n’aime pas ceux qui se la jouent, comme Biolay, Delerm, ou Yves Simon, que je range dans la catégorie des usurpateurs. Je n’ai pas beaucoup de tendresse pour Michel Berger non plus. On m’a reproché de n’être pas très gentil avec les morts. Mais bon…

- Revenons un instant à Vincent Delerm. N’apporte-t-il pas un ton nouveau, une description percutante de la société actuelle et une touche d’humour?

Oui, et c’est assez bien écrit. Il est d’ailleurs fils d’écrivain et ça s’entend, mais en même temps, il pose au chanteur inspiré, et sa manie d’aligner les noms propres est insupportable… Ces chansons où il égrène toutes les actrices de cinéma, tous les écrivains connus qui l’entourent… Delerm ne cesse d’invoquer Souchon, mais par rapport à Souchon, il manque d’originalité, de véracité et surtout de ferveur. Parmi les vivants, Alain Souchon est le meilleur pour capter l’air du temps, pour raconter la mélancolie et notre cinéma intime. Il est le plus authentique.

Je pense qu’avec Renaud, Souchon est le seul à avoir inventé une langue. Souchon a inventé le discours enfantin, hypocondriaque, frileux, avec des mots qui sont bien sertis, bien mis en place… De «Bidon» jusqu’à «Foule sentimentale», il y a vraiment des joyaux dans le répertoire de Souchon. Quant à Renaud, il a connu une époque très fertile, avec des choses magnifiques. Bon… Je parle du Renaud de la grande époque, d’il y a une vingtaine d’années, parce que Renaud a aujourd’hui trop abusé de la chopine.

- Pour vous, historiquement, la chanson française se divise en deux écoles: l’école Charles Trenet et l’école Tino Rossi. Qui rangeriez-vous dans ces deux courants aujourd’hui?

Trenet, c’est la grâce, la fantaisie, la ferveur, l’originalité, une inventivité sur scène, l’émotion à fleur de couplet; Tino Rossi, c’est le chanteur plan-plan qui cherche à plaire aux vieilles dames à chignon des premiers rangs. On retrouve ça aujourd’hui: du côté de Tino Rossi, je rangerais toute la soupe à la Goldman, Obispo, Christophe Maé (que je ne trouve pas fameux)…

De l’autre côté, je mettrais Camille, Bénabar, qui tentent d’apporter quelque chose de nouveau. Et regardez ce qui se passe maintenant à la télévision, avec «A la recherche de la nouvelle star», The Voice»: ces émissions font beaucoup de mal, parce que les chanteurs n’interprètent que des standards, des tubes archiconnus, sur des séquences très formatées d’une minute trente. Souvenez-vous des chansons de Ferré qui pouvaient durer 14 minutes, souvenez-vous d’Hubert-Félix Thiéfaine, de Gilbert Lafaille, de Ricet Barrier, qui étaient hors gabarits! Ces artistes mettaient la chanson au service de l’humour, de la rébellion, de l’émotion…

- Parfois, je vous trouve inutilement cruel: pourquoi vous en prendre avec tant de violence à un chanteur comme Yves Duteil, qui est inoffensif?

Sur Duteil, je suis cruel, parce que je trouve qu’il a fait beaucoup de mal à la chanson: un pseudo-lyrisme, des rimes affligeantes, une façon consternante de jouer de la guitare, aucune tenue de scène… Duteil, c’est sans doute ce que je déteste le plus dans la chanson française.

- Pourtant, Duteil a des belles chansons: «Virages», par exemple («Je voudrais que ce virage ne finisse pas»,etc.)…

D’accord, mais là vous parlez de son premier disque, qui date des années 1970… Mais depuis des années, je trouve qu’il exploite le filon bucolique du barde un peu nigaud… Et puis, le type n’est pas très sympathique. On me dit que Duteil traverse un long désert et qu’il ne faudrait pas s’acharner sur lui. Mais moi, je mets un disque sur la platine et je dis ce que cette voix m’inspire. Vous savez, tout ça n’est pas bien grave: je pense, avec Gainsbourg, que la chanson est un art mineur par rapport à la peinture ou à la poésie et j’ai mis dans ce livre mes trente ans de music-hall… Dans la chanson comme dans la politique, il y a beaucoup de mauvaise foi.

- Si Yves Duteil représente tout ce que vous n’aimez pas dans la chanson, qui représente tout ce que vous aimez?

Oh! vous savez, j’ai des goûts classiques: j’aime Brel, Trenet, Souchon, Gainsbourg, Nougaro, Barbara et j’aime bien les irréguliers comme Henri Tachan, René-Louis Lafforgue ou, plus près de nous, Allain Leprest. Ce ne sont pas forcément des grands chanteurs au niveau de la voix, mais ils font passer avec des mots leur sensibilité.

- Ne trouvez-vous pas qu’il y a de sacrées injustices dans la chanson: comment expliquer qu’un Romain Didier fasse une carrière confidentielle?

Je suis heureux que vous le citiez. C’est incroyable que ce gars-là n’ait pas fait une carrière à la William Sheller, à la Alain Souchon ou à la Francis Cabrel. Ses chansons sont remarquables. C’est un très bon mélodiste, qui a habillé Allain Leprest, Jean Ferrat; il a travaillé pour Anne Sylvestre et Brigitte Fontaine… Voilà une injustice dans la chanson d’aujourd’hui, mais il y en a d’autres: Jean Guidoni et Jacques Bertin, par exemple. Et pourquoi plus personne ne fait tourner Henri Tachan, qui est en train de crever dans son coin? Mon livre est une forme de réparation et, pour moi, de consolation.

=> Patrice Delbourg, «Les funambules de la ritournelle», Ed. Ecriture; dessins de Sylvain Gibert.

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Biolay par Delbourg

«Morgue, où est ta victoire? Le jeune homme, chanteur de profession, c’est du moins ce qu’il affirme, cultive un côté tronche à mornifles ostensible, avec l’abnégation d’un moine trappiste. Tous les tics de nos anciennes gloires, toutes les marottes de nos chers disparus, il les stocke avec application. Gainsbourg les jours pairs, Bashung les jours impairs. Ongles en deuil et cheveux gras, histoire de faire rêver les shampouineuses, il traîne une lippe désabusée sur les plateaux de télé, répond aux interviews avec des grands soupirs de déréliction. Chef de troupeau parmi les ruminants de tubes sur mesure, il hante de sa présence délétère moult navets sonores en souffrance dans les bacs des disquaires.» («Les Funambules de la ritournelle», page 585)

 

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Repères

Patrice Delbourg

> Né à Paris le 7 octobre 1949, il a été journaliste aux Nouvelles Littéraires, à «L’Evénement du Jeudi» et au «Nouvel Observateur»… Il est spécialiste d’Alphonse Allais, Blaise Cendrars et Max Jacob, entre autres. Il dirige des ateliers d’écriture dans «des zones sensibles», il va lire des textes dans les prisons. 

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