La Liberté

DESARZENS, L’ART ET L’ELLIPSE

Lorenzo Lotto, Annunciazione di Recanati (vers 1532) © DR
Lorenzo Lotto, Annunciazione di Recanati (vers 1532) © DR

THIERRY RABOUD

Publié le 19.05.2018

Temps de lecture estimé : 4 minutes

Parutions » Lire Corinne Desarzens, c’est se perdre. Echouer à s’orienter aux étoiles, aux éclats des insignifiances qui constituent une histoire. Puis accepter de se perdre. L’automne passé elle publiait trois ouvrages, en voici un quatrième. D’un livre à l’autre, les thèmes circulent, se font écho, portés par une prose aussi capricante qu’exigeante. Sa plume déroute avec une rare constance – il ne semble pas saugrenu d’affirmer qu’elle est l’une des plus originales et singulières des lettres romandes contemporaines.

Voyez cette Annonciation, qu’elle place au cœur de L’Italie, c’est toujours bien (Ed. La Baconnière). Le tableau de Lorenzo Lotto est certes le point focal de ce récit buissonnier, mais importe pourtant moins que le dispositif littéraire qui y conduit, comme pour orienter l’œil. Un groupe d’une dizaine de personnes atterrit à Rome, réunis en visite guidée qui les fera traverser les Marches et l’histoire de l’art italien. Des valises sont échangées par mégarde, des regards aussi. On s’arrête aux détails: un homme dessine dans son coin, un félin passe puis un poète. Et la toile de ce peintre nomade d’apparaître enfin. On la scrute dans les mots de l’auteure; ce courant d’air, ce «chat, hérissé, au poil pas terrible de brosse à dents», la silhouette «phosphorescente, javellisée, musculeuse» de l’ange, cette Vierge au visage «pur et intrigué à la fois». La guide organise ses explications en un savant dévoilement de l’œuvre et du soi: «Au fond, l’art n’est qu’un moyen d’aider les gens à mieux se connaître.» Et c’est l’amour qui est esquissé en toile de fond, tandis que les valises se referment sur les habits de l’autre. Ici, comme souvent chez l’auteure vaudoise, les personnages semblent tenus à distance par une écriture promeneuse qui donne l’impression de regarder ailleurs. Attention aux petits faits qui s’amalgament autour de dialogues denses mais presque beckettiens. C’est alors au lecteur de deviner ce qui se trame: l’art de Corinne Desarzens est un art de l’ellipse. Ellipses grammaticales, narratives, temporelles, qui confèrent au récit une véritable puissance suggestive.

Proses hétéroclites

Ainsi, dans Le soutien-gorge noir (Ed. de l’Aire), beaucoup de nondits pour dépeindre la relation entre la laborantine Monique, mère de l’auteure, et l’œnologue hongrois Jozsef, arrivé en Suisse en 1948. Dans la pénombre d’un laboratoire les sens fusionnent comme les arômes d’un vin, mais elle en choisira un autre plus rassurant. Pendant un demi-siècle, leur correspondance sera tendue sur l’absence et sur la nostalgie de ce qui aurait pu être. Les mots sont choisis, parfois rares, toujours savoureux pour dire le passé de la Hongrie ou le bouquet d’un grand cru. C’est d’ailleurs une note de dégustation, Samteier, qui donne son nom au petit recueil Couilles de velours (Ed. D’autre part). La métaphore, que l’on pourrait dire boursière, relie de façon hasardeuses ces petites proses hétéroclites où l’humour se confond à l’amour, et dont certaines sont reprises dans Le soutien-gorge noir. La dernière l’est intégralement: impression alors de tenir un petit carnet de notes préparatoires, de saisir le roman à un état primitif comme on rentrerait dans l’atelier de l’auteure – la voici à l’œuvre, agglutinant sur un fil narratif un répertoire de visions et de saynètes empruntées au souvenir ou à l’histoire, jusqu’à le voir s’effacer. Oui, peut-être est-il vain de comprendre Corinne De - sarzens, et vaut-il mieux la suivre. On la sait grande voyageuse, il ne faut pas s’étonner alors qu’elle s’attache à faire revivre le gyrovague Lorenzo Lotto ou à traduire de l’anglais l’exploratrice Edith Durham dans le recueil Honorée Mademoiselle (Ed. de l’Aire). On a eu tôt fait de rapprocher cette âme bourlingueuse d’un Cendrars. C’est pourtant ailleurs qu’il faut regarder, s’il fallait comparer. A Charles-Albert Cingria, Corinne Desarzens semble devoir son art lumineux de l’image descriptive, jusqu’à lui emprunter quelques formules («Le sol est fardé, élastique et exquis»). Lui aussi, chantre digressif des miracles ordinaires et maître en elliptiques déambulations.

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