La Liberté

Cette Tchétchénie qui perd la mémoire

Nord-Caucase Alors que le président Kadyrov s’acharne à effacer toute trace de la guerre, des voix dissidentes tentent d’entretenir la mémoire des 150'000 victimes civiles du conflit. Le «Journal de Polina» leur rend hommage.

«Le journal de Polina» témoigne de la deuxième guerre de Tchétchénie. © DR
«Le journal de Polina» témoigne de la deuxième guerre de Tchétchénie. © DR

Pascal Fleury

Publié le 27.02.2015

Temps de lecture estimé : 10 minutes

Incroyable contraste! En à peine plus d’une décennie, le vaste champ de ruine de Grozny, broyé par deux guerres dévastatrices consécutives, a fait place à un centre rutilant ultramoderne, sorte de mini Dubai arborant fièrement ses tours de verre couvertes de néons et sa majestueuse mosquée. Des terribles conflits, qui ont opposé, entre 1994 et 1996 puis entre 1999 et 2000, les forces armées de la Fédération de Russie aux indépendantistes de la Tchétchénie, anéantissant la capitale tchétchène et faisant entre 100'000 et 300'000 victimes civiles selon diverses organisations non gouvernementales, ne reste aujourd’hui plus la moindre trace. Du moins sur l’image de carte postale…

Car au-delà du cliché clinquant que cherche à diffuser l’exubérant président Ramzan Kadyrov, inféodé à Moscou, subsiste un malaise profond, fait de peur, d’oppression, de menace et de violence, sous couvert de lutte antiterroriste. «Ici, si tu veux vivre, il faut garder le silence. Il ne faut pas exprimer ton opinion. Si tu te tais, tu peux vivre. Si tu ouvres un tout petit peu la bouche, tu vas en prison. Ils te mettent de la drogue dans la poche et t’embarquent. C’est ça, la loi, chez nous. Pour la plupart des gens, la Tchétchénie est devenue une prison», déplore l’épouse du politicien Rouslan Koutaiev, condamné en 2014 à quatre ans d’internement pour avoir osé braver l’interdiction de commémorer le 70e anniversaire de la déportation des Tchétchènes par Staline.

Terreur d’Etat

Pour la journaliste Manon Loizeau, qui dénonce l’appareil répressif de Kadyrov et sa milice armée dans le documentaire «Tchétchénie, une guerre sans traces»*, filmé clandestinement lors de huit séjours sur le terrain, «la peur aujourd’hui à Grozny est bien pire que celle qui régnait pendant la guerre». La réalisatrice française, Prix Albert-Londres 2006, sait de quoi elle parle: elle a déjà tourné deux documentaires dans les ruines de Grozny, à l’époque de la pire misère et des rafles quotidiennes.

Face aux tentatives d’effacement du passé, en particulier par des mesures de «pacification et de nettoyage» menées par des forces spéciales, de rares voix dissidentes osent encore dénoncer la terreur d’Etat. C’est le cas des «Mères de Tchétchénie» qui, comme les Mères de la place de Mai en Argentine, se battent pour retrouver leurs 18 000 proches disparus depuis 1995. Mais leur combat semble déjà voué à l’échec, dans cette société où chacun craint pour soi.

C’est le cas aussi des jeunes juristes militants du Comité contre la torture, le seul «grain de sable» qui pourrait un peu gripper la machine totalitaire. Mais les locaux de l’ONG critique vis-à-vis du régime ont été incendiés par des inconnus à la mi-décembre dernier à Grozny. «Les autorités tchétchènes ont apparemment décidé d’expulser les défenseurs des droits de l’homme hors du pays en même temps que les proches des rebelles», s’est inquiétée la responsable pour la Russie de l’ONG Human Rights Watch, Tatiana Lokchina, citée par l’agence AFP.

S’il n’y a pas eu de victime dans cette attaque, d’autres voix critiques ont payé de leur vie leur travail d’enquête sur les crimes de guerre en Tchétchénie. Comme la journaliste russe Ana Politkovskaïa, assassinée en 2006, ou la journaliste et activiste russe Natalia Estemirova, enlevée à son domicile de Grozny puis assassinée alors qu’elle travaillait sur des cas extrêmement sensibles de violation des droits de l’homme.

Muselés dans cette «Corée du Nord caucasienne», qui affiche de gigantesques portraits des présidents Ramzan Kadyrov et Vladimir Poutine à chaque coin de rue, les opposants au régime ne peuvent plus compter que sur le combat de leurs compatriotes de la diaspora tchétchène à l’étranger.

Justice internationale

Parmi les dissidents tchétchènes qui ont fait couler beaucoup d’encre, on peut citer Oumar Israïlov qui, réfugié en Autriche en 2007, avait porté plainte pour torture devant la Cour européenne des droits de l’homme contre Kadyrov en personne. Le Parquet autrichien avait sollicité en vain l’entraide judiciaire des autorités russes. Le dissident a été abattu en plein jour à Vienne, en janvier 2009. Les meurtriers ont été condamnés deux ans plus tard.

En France, c’est un ex-ministre des Communications de la République tchétchène d’Itchkérie (l’ancien nom de la République tchétchène), Saïd-Emin Ibragimov, réfugié politique à Strasbourg depuis 2001, qui se bat pour que la justice internationale se penche sur les crimes de guerre commis en Tchétchénie. Pour faire entendre sa voix, il a déjà fait sept grèves de la faim, totalisant 300 jours! Plusieurs fois menacé et violenté, il a saisi en août dernier la Cour pénale internationale (CPI) afin de faire condamner Vladimir Poutine pour génocide, crime contre l’humanité et crime de guerre à l’encontre du peuple tchétchène. En janvier, l’activiste a en outre demandé au Conseil de l’Europe de former un groupe d’investigation international pour enquêter sur ce drame.

Pour la journaliste Anne Nivat, qui a obtenu le Prix Albert-Londres en 2000 avec son livre «Chienne de guerre: une femme reporter en Tchétchénie» (Ed. Fayard), cette plainte contre Poutine n’est ni la première, ni la dernière. «La CPI est le cadet de ses soucis», a-t-elle commenté en novembre dernier sur le site d’information Rue89. La Russie est effectivement davantage préoccupée actuellement par les attaques des indépendantistes du Nord-Caucase que par des plaintes auprès d’une instance judiciaire internationale dont elle n’est même pas membre.

Long combat

Quant à la journaliste et écrivaine Polina Jerebtsova, connue pour le journal de guerre qu’elle a écrit pendant son adolescence sous les bombes à Grozny (lire ci-dessous), elle a publié un rapport sur les crimes de guerre en Tchétchénie depuis la Finlande, où elle a obtenu l’asile politique. Empruntant également la voie juridique, elle a déposé une plainte contre le ministère de la Défense russe pour les dommages qu’elle a subis. «La procédure est toujours en cours», nous confirme-t-elle. Son objectif est d’épuiser tous les recours en Russie pour pouvoir porter l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.

Ces combats judiciaires, et d’autres encore, s’annoncent longs et pénibles, dans un climat de menaces et d’intimidations. Ils s’imposent toutefois pour faire la lumière sur une décennie de guerres sales et meurtrières, et pour rendre enfin dignement hommage aux victimes. Les autorités tchétchènes retrouveront alors peut-être la mémoire…

* «Tchétchénie, une guerre sans traces», documentaire de Manon Loizeau, à voir ce dimanche sur RTS 2.

*****

Le journal de guerre d’une adolescente

Les médias l’ont comparée à Anne Frank. Alors qu’elle était adolescente à Grozny, Polina Jerebtsova, d’origine russe et tchétchène, a raconté au jour le jour l’enfer de la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2000). Son journal intime*, commencé par tradition familiale dès 9 ans, est devenu pendant le conflit un acte de témoignage pour «rendre hommage» à tous ceux qui mouraient autour d’elle. «Pourquoi les gens tués sentent-ils le métal et la cendre?», s’interroge-t-elle devant un cadavre. Blessée à la jambe lors d’une attaque aérienne sur un marché - un médecin lui enlèvera des éclats d’obus plusieurs mois plus tard -, Polina a souffert de tous les maux: le froid, la faim - elle a perdu la plupart de ses dents -, les rafles, les bassesses des voisins, la violence aveugle des bombardements. Elle a échappé plusieurs fois à la mort. Extraits:

«Nous marchions en tête: mamie Stasia, maman et moi. Stasia avançait à grand-peine. Nous l’avons prise entre nous deux, nous nous sommes soutenues l’une l’autre. Moi-même, je me déplaçais difficilement à cause de la faim et de la fatigue… Lorsque la détonation d’une mine a retenti, tout le monde est tombé. Puis nous nous sommes remis en marche… Ils nous ont conduits jusqu’à un ravin. J’ai regardé en bas. Il y avait de l’argile collante et de la neige au fond. Tout en tremblant, Iourotchka faisait un signe de croix en direction des soldats et marmonnait des propos du genre: «Pscht! Pscht! Repartez dans votre galaxie!» Un soldat a tiré une courte salve de sa mitraillette, juste au-dessus de nos têtes. J’ai pris peur et j’ai senti que je défaillais. J’avais la tête qui tournait. Maman m’a soutenue. L’éclat qui erre dans ma jambe droite s’est réveillé et s’est mis à déchirer mes muscles avec une terrible cruauté. Mamie Stasia est tombée à genoux et s’est écriée: «Que faites-vous? Nous sommes vos compatriotes, nous sommes Russes! Ne tirez pas!» Maman restait debout, silencieuse. Les soldats ont ri. Celui qui était gros comme une patate a fait un signe de la main: «Vous êtes libres. Allez en bas! Et ne vous pointez surtout pas à la maison - on fait un nettoyage!»

Après la guerre, Polina a obtenu un diplôme en journalisme, puis en psychologie générale à Stavropol (Russie). A Moscou, son militantisme en faveur des droits de l’homme lui a valu des menaces de mort. En 2013, elle a obtenu l’asile politique en Finlande. PFY

* «Le journal de Polina», Polina Jerebtsova», Books Editions, 2013, réédition 10/18, 2015.

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