La Liberté

L’humanitaire comme arme politique

Durant la Grande Guerre, la Suisse a exploité l’image de la Croix-Rouge pour imposer sa neutralité

«On les tue d’un côté… on les soigne de l’autre», une critique du double jeu de la Suisse publiée en juillet 1916 par L’Arbalète, un bimensuel satirique créé par quatre artistes sous l’égide de la Tribune de Lausanne. © DR
«On les tue d’un côté… on les soigne de l’autre», une critique du double jeu de la Suisse publiée en juillet 1916 par L’Arbalète, un bimensuel satirique créé par quatre artistes sous l’égide de la Tribune de Lausanne. © DR
Carte postale: l’île de la paix et ses œuvres de bienfaisance. © BN/DR
Carte postale: l’île de la paix et ses œuvres de bienfaisance. © BN/DR

Pascal Fleury

Publié le 09.11.2018

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Centenaire » Un siècle après la fin de la Première Guerre mondiale, Emmanuel Macron, Angela Merkel, Donald Trump et soixante autres chefs d’Etat et de gouvernement commémoreront l’armistice du 11 novembre, ce dimanche, sur la tombe du soldat inconnu, au pied de l’Arc de triomphe à Paris. Le président de la Confédération Alain Berset prendra part aux célébrations. La Suisse est invitée «en hommage à la longue tradition de l’engagement humanitaire de notre pays», souligne le Département fédéral de l’intérieur, rappelant que le statut d’Etat neutre de la Suisse lui a permis d’offrir ses bons offices et de soutenir les victimes du conflit.

De fait, cette neutralité s’est avérée très fragile durant la Grande Guerre et a souvent été remise en question. Comment la Suisse a-t-elle alors réussi à échapper au déluge de feu qui a fait 18,6 millions de morts, dont 8,9 millions de civils? Les explications de l’historien Cédric Cotter, auteur d’une étude sur le sujet1 et actuellement chercheur au Comité international de la Croix-Rouge (CICR).

Une idée reçue veut que notre pays ait échappé à la guerre grâce à sa neutralité. Ce n’est pas si simple?

Cédric Cotter: A l’époque, la neutralité suisse était moins évidente que de nos jours. De facto, elle était reconnue depuis le Congrès de Vienne, en 1815. Ce n’était pas uniquement un vœu de notre pays, mais un choix imposé par les grandes puissances qui voulaient un pays neutre au cœur de l’Europe. Au courant du XIXe siècle, la neutralité connaît un âge d’or. D’autres Etats font le pas. Mais cette neutralité reste fragile. En 1914, quelques jours après le début de la guerre, la Belgique neutre est envahie par l’Allemagne. La Suisse multiplie alors les déclarations pour rappeler sa neutralité.

La Suisse est-elle appelée à s’engager dans le conflit?

Oui, du moins indirectement. Tout au long de la guerre, les Etats belligérants vont mener un jeu ambigu avec la Suisse. Tantôt ils la prennent à partie pour qu’elle dénonce l’«attitude inadmissible» de l’ennemi. Tantôt, ils lui reprochent sévèrement de pas entrer en guerre «dans ce combat de la civilisation contre la barbarie». Pareilles pressions étaient exercées sur tous les pays neutres. Plusieurs Etats sont d’ailleurs finalement entrés en guerre par calcul, comme l’Italie ou la Roumanie. Lorsque les Etats-Unis, également neutres, se sont engagés, en avril 1917, de nombreux autres Etats ont suivi.

La neutralité helvétique était aussi critiquée en raison de la vente de matériel de guerre…

Le droit international interdisait aux pays neutres de vendre de l’armement aux pays en guerre. Mais il était facile de détourner ces règles en déclarant les munitions comme pièces de laiton, fonte, fer forgé ou boulons. Face à un marché très demandeur, de nombreuses entreprises suisses de mécanique ou d’horlogerie se sont engouffrées dans la brèche.

A Genève, selon le Consulat américain, 10 000 personnes travaillaient dans la production de munitions. L’entreprise genevoise Piccard-Pictet, connue pour ses automobiles Pic-Pic, fabriquait 200 000 allumeurs par semaine pour l’Angleterre. Dans le même temps, elle vendait des articles à la Croix-Rouge américaine… A Martigny, la Société de l’électrochimie produisait des milliers d’obus par jour pour la France. Des sociétés de l’Arc jurassien et de Suisse alémanique se sont aussi spécialisées. Globalement, un tiers de l’armement était destiné à l’Allemagne, le reste à la France et à l’Italie.

En 1917, le Conseil fédéral estime que 30 000 ouvriers sont engagés dans ce secteur dans le pays. Les exportations de munitions atteignent 300 millions de francs (environ 3 milliards actuels). Berne n’était pas dupe, mais laissait faire car il y avait beaucoup d’emplois en jeu. Les grandes puissances fermaient aussi les yeux. Il y a eu des débats en Suisse dans certains journaux, mais sans grande portée.

Pour justifier sa neutralité, la Confédération a joué la carte de l’humanitaire. Comment?

L’idée d’une Suisse humanitaire existait déjà depuis la création de la Croix-Rouge en 1863 et faisait l’objet d’un engouement réel auprès de la population. En 1914, les autorités font comprendre aux belligérants qu’ils n’ont aucun intérêt à envahir un pays qui doit servir de transit pour les civils rapatriés, pour le demi-million de Français renvoyés des départements occupés par les Allemands, pour l’échange des blessés, pour l’envoi de colis aux soldats prisonniers, voire pour l’espionnage.

Pour défendre cette image humanitaire, la Suisse fait beaucoup de publicité pour les différentes œuvres présentes en Suisse ou initiées depuis notre pays. L’emblème du CICR, avec sa croix rouge, est assimilé à la croix suisse. Toute une propagande se met en place: illustrations dans les magazines, cartes postales destinées à l’étranger, affiches… On y voit les actions de la Croix-Rouge, des représentations de Dame Helvetia prenant dans ses bras les victimes de la guerre, ou encore cette image de la Suisse, en île de paix au milieu de la tempête.

L’humanitaire a aussi été exploité pour resserrer les liens de cohésion nationale…

Les tensions étaient grandes entre Romands, sympathisants de la France et de la Belgique, et Alémaniques, proches de l’Allemagne. En 1915, le général Ulrich Wille a même proposé que la Suisse entre en guerre au côté des Allemands. Il y a eu de nombreuses crises, comme l’affaire des colonels traîtres. Dans ce contexte de divisions à l’origine du Röstigraben, l’humanitaire a permis de resserrer les liens. Les autorités ont été très habiles: elles ont souligné qu’au-delà de la diversité helvétique, ce qui unit tous les Suisses, c’est leur aide aux victimes de guerre. Comme si tout bon Suisse était naturellement engagé dans l’humanitaire et que c’était une mission divine!

La propagande en faveur de la neutralité a-t-elle été efficace?

Elle n’a pas suffi à faire taire les critiques, mais l’aide humanitaire a fini par passer comme une circonstance atténuante. Les œuvres du CICR ont été reconnues pour leur utilité, en particulier son Agence internationale des prisonniers de guerre, qui informait les familles sur le sort des soldats. La figure du président du CICR Gustave Ador, élu au Conseil fédéral en juin 1917 et très proche de l’Entente, a aussi permis de rétablir l’image de la Suisse à l’étranger. Après la guerre, Ador va beaucoup militer pour que la Société des Nations s’établisse à Genève et pour que notre pays y adhère. La neutralité suisse y sera confirmée.

1 Cédric Cotter, (S’)Aider pour survivre – Action humanitaire et neutralité suisse pendant la Première Guerre mondiale, Editions Georg, 2017.


 

Une neutralité bénéfique

Les Etats neutres ont tous utilisé la même «arme» de l’humanitaire comme justification à leur neutralité durant la Grande Guerre. On l’a vu en Espagne, en Suède, au Danemark ou encore aux Pays-Bas. Mais la plupart d’entre eux en sont sortis déçus. «Ils n’ont rien obtenu avec la neutralité, et ont même été humiliés. Seules la Suisse et la Suède ont été gagnantes», observe l’historien Cédric Cotter. Pour la Suisse, la guerre a été «une opportunité, malgré des moments difficiles».

Ainsi, la pénurie de charbon l’a amenée à électrifier très tôt son réseau de chemins de fer. Sur le plan économique, elle ne s’est pas endettée et a gardé intact son parc industriel. Cela lui a permis d’accorder des crédits aux deux camps du conflit et d’accroître ses exportations. Elle s’est également modernisée sur le plan politique, introduisant l’élection proportionnelle permettant une meilleure intégration des petites formations. La Première Guerre a aussi confirmé la Suisse comme pays humanitaire. Elle a consacré mondialement le CICR et renforcé la Genève internationale. La Suisse est l’un des seuls pays à avoir pu rester neutre durant la Seconde Guerre mondiale. PFY


 

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