La Liberté

Commerce maritime: Le naufrage annoncé de la taxe au tonnage

Le projet d’un régime fiscal spécial pour le commerce maritime fait plus que tanguer au parlement.

L’entreprise genevoise MSC est le plus grand armateur du monde. Ici, l’un de ses navires dans le canal de Suez. © Keystone
L’entreprise genevoise MSC est le plus grand armateur du monde. Ici, l’un de ses navires dans le canal de Suez. © Keystone

Philippe Castella

Publié le 13.03.2024

Temps de lecture estimé : 7 minutes

L’idée d’introduire une taxe au tonnage en Suisse devrait être coulée ce jeudi matin par le Conseil des Etats. Selon toute vraisemblance, les sénateurs devraient refuser d’entrer en matière sur un projet de réduction fiscale pour les entreprises actives dans le commerce maritime.

Non, vous n’avez pas la berlue: un projet de baisse d’impôt proposé par le Conseil fédéral risque fort d’être envoyé à la corbeille par cette chambre pourtant bien ancrée à droite et toujours à l’écoute des milieux économiques. Et le comble, c’est que ce sont les libéraux-radicaux qui ont fait tourner le vent en commission, leur président de parti Thierry Burkart en tête.

Revirement du PLR

Par 7 voix contre 4 et 2 abstentions, la prestigieuse Commission de l’économie et des redevances des Etats recommande l’abandon de la taxe au tonnage. Et elle n’a pas pour habitude d’être désavouée en plénum.

Comment en est-on arrivé là? L’idée d’une taxe au tonnage s’est développée en parallèle des travaux de mise en place de l’imposition minimale à 15% des bénéfices des multinationales sous la pression internationale. Cela va faire perdre un avantage concurrentiel à la Suisse, qui cherche des alternatives pour maintenir sa compétitivité.

La taxe au tonnage en est une. Non seulement, elle est compatible avec les nouvelles règles internationales. Mais elle existe déjà dans la plupart des pays qui nous entourent, la France et l’Allemagne en tête. «Pour une fois, ce ne serait pas sous la pression internationale que la Suisse renoncerait à un avantage fiscal», glisse un observateur amusé.

Un géant à Genève

Cette taxe permet aux entreprises actives dans le commerce maritime d’être imposées non pas en fonction de leurs bénéfices, mais sur la base du volume de fret des bateaux. Cela pourrait réduire leurs impôts de moitié, selon certaines estimations.

Et quand bien même elle n’a aucun accès à la mer, la Suisse héberge à Genève le plus grand armateur du monde, la société MSC et ses près de 800 bateaux, ce qui a valu d’ailleurs au projet le surnom de «lex MSC». La taxe au tonnage pourrait toutefois s’appliquer également, pour une partie de leurs activités tout du moins, aux sociétés actives dans le trading de matières premières, comme Glencore.

Il y a un peu plus d’un an, le Conseil national a dessiné les contours d’une taxe au tonnage, approuvant le projet par 99 voix contre 85. Le camp du non était alors formé par la gauche et les vert’libéraux.

Les doutes de la ministre

L’arrivée de Karin Keller-Sutter à la tête des Finances, début 2023, a changé la donne. La libérale-radicale connaissait déjà bien le dossier, pour l’avoir traité auparavant comme ministre de la Justice sous l’angle de la constitutionnalité. Et ses services avaient émis de gros doutes à ce sujet, la taxe au tonnage irritant le principe de l’imposition selon la capacité économique.

Autre élément qui a pesé dans la balance: «Elle est connue pour détester perdre», confie un élu. Or son prédécesseur Ueli Maurer a connu trois échecs cuisants ces dernières années devant le peuple sur des réformes fiscales: sur l’abolition de l’impôt anticipé qui vise les obligations suisses, sur l’abolition du droit de timbre d’émission et sur le relèvement des déductions fiscales pour enfants.

Et en excellente stratège, Karin Keller-Sutter semble avoir compris que la taxe au tonnage devrait connaître le même sort. D’autant que ce projet souffre de nombreux défauts. En plus des doutes sur sa constitutionnalité, ce régime fiscal ne concerne qu’un secteur limité de l’économie. Et on manque de données fiables sur ses effets en termes de recettes pour les collectivités publiques.

Un mauvais timing

Autant d’arguments qui ont convaincu Andrea Caroni de rejoindre le camp des opposants. Le vice-président du PLR ajoute un autre argument, primordial: «Au vu de l’état des finances fédérales et des efforts à faire dans ce domaine, ce n’est pas le moment de prendre des risques financiers.»

Le sénateur appenzellois ne le confirme pas, mais il paraît évident que le revirement des libéraux-radicaux dans ce dossier s’est fait avec la bénédiction de leur ministre. Celle-ci va certes continuer à soutenir officiellement la taxe au tonnage, mais sans excès de zèle, d’autant plus que le Conseil fédéral agit là uniquement sur mandat du parlement.

«C’est un cadeau fiscal qu’on offrirait à un secteur polluant»
Sophie Michaud Gigon

A gauche, on était prêt à en découdre devant le peuple: «La gauche a gagné des référendums populaires sur des allègements fiscaux bien plus compliqués à combattre que ce cadeau fait à un seul secteur», assure Carlo Sommaruga. Mais le socialiste genevois comprend la retenue de Karin Keller-Sutter: «Elle aurait beaucoup de peine à prôner la rigueur budgétaire et à proposer dans le même temps une telle baisse fiscale.»

Du côté des armateurs, on ne désarme pas, malgré les vents contraires: «L’introduction de la taxe au tonnage fait partie de la stratégie maritime suisse approuvée par le Conseil fédéral l’an dernier», rappelle Olivier Straub, secrétaire général de la Swiss Shipowners Association, le lobby de la branche. Une stratégie qui vise en particulier à garantir l’approvisionnement du pays en cas de crise.

Partisans défaitistes

Si le Conseil des Etats refuse d’entrer en matière sur le projet, le dossier retournera au Conseil national, qui se prononcera une nouvelle fois. Pour l’enterrer définitivement, espère Sophie Michaud Gigon: «C’est un cadeau fiscal qu’on offrirait à un seul secteur économique, qui plus est un secteur polluant. Et le projet ne prévoit hélas pas d’incitation vers une transition écologique», regrette la verte vaudoise.

Partisan de la taxe au tonnage, Vincent Maitre doute de ses chances également. Le centriste genevois est conscient d’une autre faiblesse du projet, à savoir que ses principaux bénéficiaires sont concentrés dans la ville du bout du lac. «Pourtant avec ses colossales recettes fiscales et ses milliers d’emplois concernés, quand Genève s’enrhume, c’est toute l’économie suisse qui tousse», objecte-t-il.

Reste qu’à ses yeux, «le timing politique n’est pas favorable. Après un scrutin clair sur la 13e rente AVS, il y a peu de chances qu’un tel projet soit accepté en votation populaire.» Touché coulé, comme on dit au jeu de la bataille navale.

Des zones d’ombre à éclairer

L'un des arguments qui plombe la taxe au tonnage, c’est l’absence de données fiables sur le nombre d’entreprises qui seraient concernées et sur les pertes fiscales que cela pourrait entraîner. Des médias alémaniques ont aussi montré la très forte implication du lobby des armateurs dans les travaux de l’Administration fédérale, ses exigences étant reprises telles quelles dans le projet de loi du Conseil fédéral. Le lobby aurait aussi empêché l’adoption d’exigences plus strictes en matière de pavillon ou de normes sociales.

Autant de zones d’ombre que Manuela Weichelt aimerait voir être éclairées. Ainsi la verte zougoise va demander à la Commission de gestion de se pencher sur la question, a appris La Liberté. Elle aimerait savoir en particulier pourquoi une rencontre en 2020 entre le ministre des Finances d’alors, Ueli Maurer, et deux membres de la famille Aponte, propriétaire du géant MSC, n’a fait l’objet d’aucun procès-verbal.

Parmi les autres interrogations de la conseillère nationale se trouvent celles sur le nombre de bateaux concernés. Le message du Conseil fédéral parle d’une soixantaine d’entreprises regroupant 900 navires qui pourraient bénéficier de la taxe au tonnage, en se basant sur les informations fournies par le secteur. Selon les recherches de l’organisation Public Eye, il s’agirait plutôt de 3600 navires, soit quatre fois plus.

Sophie Michaud Gigon salue la démarche de sa collègue de parti: «Ces révélations posent des questions. Sur quelles bases l’Administration fédérale propose-t-elle des révisions législatives et quelles sont ses sources d’information?» Et la verte vaudoise d’expliquer: «Comme parlementaires de milice, nous sommes tributaires des informations fournies par l’Administration fédérale. Or on a l’impression qu’elle a vu cela par le petit bout de la lorgnette.»

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